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pensât d’une façon différente. Croira-t-on aujourd’hui que le désir de l’unité était une passion ardente chez tous les Allemands ? Voilà l’âme la plus scrupuleuse, la conscience la plus timorée, Frédéric-Guillaume IV ; il recule à la pensée de porter atteinte au droit du plus humble des princes, et cependant il écrit en 1849 que ce mot d’unité allemande le fait depuis cinquante ans frissonner d’enthousiasme.

C’est une leçon, d’un autre genre, mais non pas une leçon moins vive que ces pages royales adressent aux peuples allemands. Il y est dit sans cesse par une bouche respectée que le droit est la règle des souverains comme des peuples, que les plus grandes nations sont celles qui marchent toujours vers le mieux sans briser leurs appuis, que les traditions sont une force, et que bâtir sur l’injustice c’est bâtir sur le sable. Ces lieux-communs deviennent des vérités poignantes dans le cœur des hommes auxquels leur mission impose les responsabilités du commandement. Très souvent, dans sa correspondance avec M. de Bunsen, après avoir affirmé ses nobles principes d’équité, de respect, de conscience, Frédéric-Guillaume IV aime à conclure par ces mots : dixi et salvavi animam meam ! C’est une grande parole, une parole souveraine. Il y a de quoi faire réfléchir ceux qui ont charge de peuples ; chaque fois que nous entendions retentir ce cri dans les lettres de Frédéric-Guillaume IV, nous nous demandions s’il n’avait pas éveillé des échos à Berlin. Ce pressentiment est vérifié par la situation nouvelle dont nous venons d’indiquer le caractère. Le fait même de la publication de ces lettres n’est-il pas un symptôme d’une singulière valeur ? Cette philosophie politique si élevée, nous la connaissons, notez ce point, grâce à des pages du feu roi, pages intimes, pages secrètes, dont Guillaume Ier a bien voulu autoriser l’impression. Nous n’attribuons pas à cette remarque une importance exagérée ; comment croire cependant que l’empereur d’Allemagne aurait laissé publier de telles lettres sans en avoir apprécié le fond et la forme ? Plus on y pense, plus il semble évident que l’empereur n’a pas été fâché de rappeler à certains personnages des vérités morales trop dédaignées. En tout cas, n’est-il pas curieux qu’au moment même où M. de Bismarck prétend pousser son maître aux dernières conséquences de l’unité allemande, l’empereur donne au public les lettres où son auguste frère a tracé ces paroles : « l’unité allemande, ce mot qui nous transportait d’enthousiasme depuis un demi-siècle, est devenu le mot hypocrite qui sert de masque à toute déloyauté, à toute félonie, à toute infamie. »


SAINT-RENE TAILLANDIER.