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aussi ce défaut trop reproché de manque d’originalité dans les plus hautes facultés humaines, et cette superficialité dans tout ce qui n’est que le luxe de l’intelligence et de la civilisation. Ces défauts se retrouvent à un plus ou moins grand degré chez les Américains et dans toutes les colonies, où plus qu’ailleurs les exigences de la vie pratique priment toute autre préoccupation ; mais d’ordinaire ils vont avec certaines qualités, la confiance en ses forces un heureux tempérament de solidité et de flexibilité, un certain esprit de conduite et aussi d’entreprise. Ces avantages, comme ces lacunes, se rencontrent chez les Russes ; mais les uns et les autres y sont alliés à d’autres élémens qui parfois les dissimulent ou les neutralisent. La Russie est une colonie âgée d’un siècle ou deux et en même temps c’est un empire âgé de mille ans. Elle tient de l’Amérique et elle tient de la Turquie. Cette antithèse peut seule donner l’intelligence de son caractère national comme de sa situation politique. C’est un pays à la fois neuf et vieux, une ancienne monarchie à demi asiatique et une jeune colonie européenne ; c’est un Janus à deux têtes, occidental par devant, oriental par derrière vieux et usé par une face, adolescent et presque enfant par l’autre.

Dans cette opposition est le principe des contrastes qui nous frappent partout en Russie, dans la vie privée, dans le caractère dans le gouvernement, contrastes si fréquens qu’ils deviennent la règle, et qu’en Russie on pourrait ériger la contradiction en loi. Tout y a contribué, la situation géographique entre l’Asie et l’Europe, comme à cheval sur les deux, — le mélange de races encore mal fondues, — un passé historique disputé entre deux mondes, et formé de phases violemment opposées. Cette loi des contrastes domine tout. De là les jugemens si différens portés sur la Russie, et qui le plus souvent ne sont faux que parce qu’ils ne montrent qu’un côté. Cette loi des contrastes se retrouve partout, — dans la société par l’immense intervalle entre les hautes et les basses classes, en politique dans l’initiative libérale des lois et l’inertie stationnais des habitudes ; elle se retrouve jusque dans l’individu, dans ses idées, dans ses sentimens, dans ses manières. Le contraste est dans la forme comme dans le fond, dans l’homme comme dans la nation ; il se découvre à la longue en toutes choses, comme il éclate au premier regard dans le costume, dans les maisons, et dans ces villes de bois aux larges rues parallèles, qui tiennent à la fois des nouvelles cités d’Amérique et des échelles du Levant.

Cette dualité qui domine toutes les conditions d’existence de la Russie a une influence directe sur son développement matériel et politique comme sur son développement moral. Vieille monarchie et jeune colonie, elle a les faiblesses de chacune, sans en avoir