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doubler la population, ce qui lui donnerait un accroissement de 5 à 6 millions de sujets plus ou moins civilisés et plus ou moins soumis. De la Sibérie occidentale au contraire, elle peut recueillir à une époque relativement prochaine 10, 15, 20 millions peut-être d’habitans, tous Russes et n’étant séparés de l’Europe que par les basses croupes de l’Oural.

De 40 à 55 millions d’âmes en Europe, un chiffre plus difficile à déterminer et plus tard réalisable, 20, 30 millions en Asie, voilà toute l’augmentation dont se puisse flatter la Russie d’ici à un ou deux siècles. Ce ne sera jamais la population de la Chine, ce ne sera même pas probablement celle des États-Unis d’Amérique au XXIe siècle ; mais, quelque remaniement de la carte que l’on suppose, aucune puissance de l’Europe n’aura jamais à prétendre à rien de pareil. Ce sera beaucoup pour la Russie, si elle arrive à doubler sa population actuelle ; mais elle compte aujourd’hui 85 millions de sujets dont 76 en Europe, et le progrès de sa population totale est d’environ 1 pour 100 par an, de plus de 1 pour ses territoires européens seuls. On dit parfois que la Russie aura 100 millions d’habitans dans un siècle ; ce ne sera point dans cent ans, ce sera dans vingt. Au milieu du siècle prochain, tout permet de croire qu’elle comptera de 130 à 150 millions de sujets, dont près des neuf dixièmes en Europe et de nationalité russe.

L’analyse de la population russe fournit plus d’un grave enseignement. Une première remarque, c’est l’énorme prédominance de la population rurale sur la population urbaine, celle-ci ne formant qu’un dixième du nombre total des habitans. Ce seul fait montre la Russie comme un empire de paysans, un état patriarcal où les villes et tout ce qu’elles supposent, la bourgeoisie, la vie publique, le mouvement intellectuel et politique, n’occupent qu’une place secondaire. Une autre remarque plus importante, c’est que, malgré la faible moyenne de l’ensemble, les parties les plus productives de l’empire, la région industrielle de Moscou, la région agricole de la terre noire, ont une densité de population qui approche déjà sensiblement de celle de l’Europe occidentale, et en Russie, comme partout, l’agglomération des habitans tend à élever le niveau de la civilisation en même temps qu’elle donne plus de cohésion au peuple, plus de moyens et d’action au gouvernement.

De ces tableaux statistiques ressort une autre leçon plus instructive encore. La Russie est un pays en train de se peupler ; c’est, à beaucoup d’égards, une vraie colonie, et ce fait a une importance capitale pour qui veut sérieusement apprécier et ses ressources et ses difficultés. La Russie est une colonie, et, à vrai dire, elle l’a toujours été : toute son histoire n’est que l’histoire de sa