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en Europe seulement, il en occupe 5 1/2, c’est-à-dire environ onze fois plus que notre France mutilée, quinze ou seize fois plus que l’Italie unifiée ou les trois royaumes britanniques. Ces dimensions colossales sont tellement hors de proportion avec la petitesse de nos grands états européens que, pour en donner à l’imagination une juste idée, un des plus illustres savans de notre siècle a eu recours aux astres. Selon la remarque de Humboldt, la partie de notre globe soumise au sceptre de la Russie est plus grande que la surface de la lune que nous voyons. Dans cet empire d’une immensité sidérale, tout est sur une autre échelle que dans notre Occident La terre n’y a point de borne ; ses plaines, les plus vastes notre planète, se prolongent au cœur du vieux continent jusqu’aux montagnes de l’Asie centrale, les plus hautes du monde ; entre la Mer-Noire et la Caspienne, elles aboutissent à la gigantesque muraille du Caucase, dont le pied est en partie au-dessous du niveau de la mer, et dont les sommets les plus élevés surpassent de 800 mètres le Mont-Blanc. Au nord-ouest, dans le Ladoga et l’Onéga, elle a les plus grands lacs de l’Europe en Sibérie dans le Baïkal le plus grand de l’ancien continent, au sud dans la Caspienne et l’Aral les plus grands de la terre. Ses rivières sont en proportion de ses plaines : en Asie l’Obi, l’Ienisei, la Lena, l’Amour — en Europe le Volga, un fleuve qui, avec son cours sinueux de près de mille lieues de long, n’est plus européen. Les neuf dixièmes du territoire de la Russie sont encore à peu près vides d’habitans, et elle compte déjà une population de plus de 80 millions d’âmes, le double de celle des autres états chrétiens les plus peuplés.

À ne regarder que la Russie européenne de l’Océan-Glacial au Caucase, ce pays où la terre s’étend sur de tels espaces appartient-il bien à l’Europe ? Les proportions seules sont-elles agrandies ? N’y a-t-il de changé que l’échelle des dimensions ? ou plutôt cet élargissement prodigieux des terres ne suffit-il point à lui seul séparer la Russie de notre Europe occidentale ? Les conditions de la civilisation ne sont-elles point modifiées par l’agrandissement démesuré de la scène qu’elle doit remplir ? Le seul contraste des proportions mettrait entre la vieille Europe et la Russie une différence capitale ; mais est-ce la seule ? De cette première opposition n’en découle-t-il point d’autres non moins importantes ? La structure géographique, le sol, le climat de la Russie, sont-ils européens ?

Au lieu d’être, comme l’Afrique, rattachée au tronc commun du vieux monde par une étroite articulation qui l’en distingue nettement, l’Europe forme une presqu’île triangulaire dont la base large et déprimée s’appuie sur toute sa surface à l’Asie et fait corps avec elle. Entre l’une et l’autre, il n’y a qu’une chaîne de montagnes