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Est-ce à dire que devant la Russie contemporaine il faille oublier le passé ? Non, loin de là : partout le passé se retrouve sous le présent. Toutes les institutions, tous les caractères particuliers à la Russie, tout ce qui la fait différer de l’Occident a des racines profondes qu’il faut mettre au jour, sous peine de ne rien comprendre à ses difficultés. Quelque violence que la main d’un despote de génie semble avoir faite à ses destinées, le peuple russe est demeuré sous le joug des lois qui règlent le développement des nations. Sa civilisation est liée à la terre qui le porte, au sang d’où il est sorti, à l’éducation séculaire que lui a donnée l’histoire. Comme pour tous les peuples, en dépit d’apparentes solutions de continuité dans son existence, le présent de la Russie est sorti de son passé, et l’un est incompréhensible sans l’autre. Pour avoir de cette nation, à la fois si différente de nous et si semblable à nous, une connaissance efficace, la première chose est d’avoir sous les yeux les grandes influences physiques et morales sous l’empire desquelles elle s’est formée, et qui malgré elle la tiendront longtemps sous leur domination. Avant d’étudier les importantes réformes qui la métamorphosent, il faut savoir quel est le fond national auquel elles s’appliquent. La portée réelle, les chances de succès de tous les changemens qui s’opèrent en Russie nous échappent, si nous ignorons les aptitudes et les conditions de développement de la nation qui les subit. En un mot, pour se rendre compte de la vitalité de la Russie nouvelle, il faut savoir quelle est la capacité de civilisation du pays et du peuple. C’est là une grande, une immense question, et, comme si elle n’était pas entourée d’assez de ténèbres, elle est obscurcie par des préventions invétérées. À vrai dire, c’est la première et la dernière question, sans la solution de laquelle toute étude sur la Russie demeure sans base comme sans conclusion. Moins le pays, moins le peuple nous sont connus, plus les élémens de la puissance et du caractère de la nation sont complexes, et plus est indispensable une analyse des principales conditions de son existence. Pour apprécier son génie et ses ressources présentes et futures, il faut savoir quel est le sol qui la nourrit, quels sont les peuples dont elle est composée, l’histoire qu’elle a vécue, la religion qui l’a élevée. Commençons par la nature, par la terre et le climat ; voyons quel est le développement moral et matériel qu’ils lui permettent, la population et la puissance qu’ils lui promettent.


I.

La première chose qui frappe le regard dans l’empire russe, c’est l’étendue. Il couvre près de 20 millions de kilomètres carrés ;