Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/744

Cette page a été validée par deux contributeurs.

musulman et les deux Amériques le sont davantage. La distance ne peut plus le séparer de nous, mais les mœurs, les institutions, la langue, maintiennent entre la Russie et le reste de l’Europe de difficiles barrières ; les préventions politiques ou religieuses en élèvent d’autres. Libéraux ou démocrates, catholiques ou protestans, il nous est également malaisé de ne point laisser nos idées occidentales donner de fausses couleurs à nos peintures de l’empire des tsars. La pitié même excitée par les victimes de sa politique a longtemps troublé la sûreté de notre jugement sur la Russie. On ne la regardait qu’à travers la Pologne, le plus souvent on ne la connaissait que par les tableaux de ses adversaires.

Devant tant d’obstacles, nous nous sommes demandé si, même après plusieurs voyages dans toutes les parties de l’empire, et avec une certaine connaissance de sa langue, nous nous pouvions permettre de parler de la Russie, ou si, comme ils le disent, les Russes seuls peuvent écrire sur leur patrie. Nous leur laisserions volontiers la charge de se peindre eux-mêmes, s’ils pouvaient mettre à nous faire comprendre leur pays le même zèle, la même impartialité, le même intérêt que nous mettons à le connaître. Puis, si l’étranger a ses préventions, chaque peuple sur son propre compte a naturellement les siennes. Aux préjugés nationaux se joignent les vues de parti, les théories d’école. Nulle part nous n’avons entendu la Russie jugée de manières plus différentes que chez elle. De là une des grandes difficultés de toute étude sur la nation russe. Il faut expliquer un peuple qui cherche encore à se deviner lui-même, dont la marche saccadée n’a point de but encore distinct, qui, selon l’un de ses proverbes, a quitté une rive et n’a point atteint l’autre. Dans ces transformations successives, il faut distinguer ce qui est superficiel, extérieur, officiel, de ce qui est profond, permanent, national. Aucun pays du monde, aucun peuple de l’histoire peut-être n’a subi de tels changemens en un ou deux siècles, aucun n’en a vu de pareils en quelques années. Les réformes du règne actuel ont été si nombreuses que pour l’observateur le plus attentif elles sont difficiles à suivre ; l’application en est encore si récente, parfois si contestée, qu’il est malaisé d’en apprécier tous les effets. La vieille Russie, celle que nous connaissions tant bien que mal, a péri avec le servage ; la nouvelle est un enfant dont les traits ne sont pas encore formés. Les anciens voyages dans l’empire des tsars, ceux même qu’ailleurs on appellerait récens, frappent par l’inexactitude de leurs peintures : les plus véridiques ont cessé d’être vraies. Il y a là un monde nouveau, une civilisation en travail dont il faut suivre les phases jour par jour.