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de ces poésies, c’est qu’elles ne sont pas sans mérite, en sorte que le prétendu traducteur a du talent quand il travaille pour la gloire d’un autre, et qu’il en a manqué absolument quand il écrit en son propre nom.

Il fallait pourtant montrer au public quelque apparence de preuve qu’il n’était pas pris pour dupe. L’écrivain dépose ou feint de déposer chez son éditeur les manuscrits originaux qu’il a découverts. Nul ne s’avise, à ce qu’il paraît, de vérifier sa bonne foi, soit parce qu’on aime mieux batailler sur l’authenticité des poèmes sans y regarder de près, soit parce que les amis n’avaient pas besoin de ce témoignage, et que les ennemis, n’étant pas des highlands, eussent été fort embarrassés de lire ces textes indéchiffrables. Les manuscrits réels ou fabuleux disparurent ; il n’en est resté que la copie de la main de l’auteur, qui ne s’expliqua jamais sur ce point. Voilà l’histoire des poésies d’Ossian. Si elle pouvait fournir matière à un procès devant la justice, la sentence, on le voit, ne serait pas douteuse. Elle ne l’est pas non plus au tribunal de la critique ; on sait que des noms, des souvenirs, des images de l’Homère celtique se retrouvent dans certains débris de chants populaires : personne ne croit plus aujourd’hui que les poèmes qui lui sont attribués soient d’un autre que Macpherson. je me trompe, un homme d’esprit et de savoir, M. Archibald Clerk, y croit encore, puisqu’il publie le texte gaélique, la prose anglaise de Macpherson, et une interprétation littérale qu’il croit nécessaire à cause des infidélités fréquentes de ce dernier. N’est-il pas piquant de voir qu’il trouve des contre-sens dans un traducteur qui se traduisait lui-même ? Au reste il ne manque pas d’y puiser une preuve de la sincérité de son devancier. Son travail est précédé d’une longue et savante dissertation où il réunit tous les argumens qui peuvent être apportés en faveur de l’authenticité d’Ossian. On peut la recommander à ceux qui regrettent de ne pouvoir ajouter foi à ces poèmes singuliers : il en est peut-être encore ; Ossian avec ses tristesses, avec ses regrets d’un monde qui n’est plus, avec ses tableaux d’une nature sombre et désolée, plaît à quelques imaginations mélancoliques. En perdant Ossian, elles perdent une poésie maladive sans doute, mais assez conforme au temps où elle à paru, la poésie de la négation, du deuil, de ce qui n’est plus ou va cesser d’être, une poésie sans dieux, et hantée de fantômes à travers lesquels perce le regard. Après tout, il convenait à une telle œuvre d’avoir un tel auteur, qui n’existe pas lui-même, qui n’est qu’une ombre appelée Ossian, et à travers laquelle on aperçoit un homme très réel qui pour faire sa fortune, avait renoncé à la réputation littéraire.


LOUIS ETIENNE.


Le directeur-gérant, C. BULOZ.