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donne la loi, — celui qui commande et qui perd l’esprit, — c’est Biren, le méchant tyran, le maudit Allemand. — Lève-toi, éveille-toi, tsar, notre soleil ; — dis, ne fût-ce qu’un mot, à tes régimens ; — dis-leur de balayer toute impureté — de ta ville souveraine. Piler ; — conduis-nous sur la terre de Prusse, — nous leur saurons bien faire entendre raison. »


Voilà avec quels traits s’est réfléchi dans l’imagination russe Pierre le Grand, ce « tsar géant, » comme l’appelle Pouchkine, seul capable d’enfanter dans son rude et puissant génie l’empire géant. En quoi se montre le caractère auguste de la poésie populaire, c’est qu’elle a saisi le grand homme non par tous ses grands côtés, mais seulement par ses côtés grands et lumineux. Elle ne s’est souvenue que de ses voyages, de ses victoires, de ses travaux : le Pierre anecdotique, si misérable parfois dans sa vie privée, lui est inconnu. Quelques souffrances que le peuple ait endurées sous un règne qui a tendu tous les ressorts de l’état, exprimé de la sueur et du sang des masses les forces nécessaires à la victoire, il est resté indulgent pour le héros. Le mougik malgré l’impôt et le recrutement, le cosaque malgré la perte de ses libertés, le bourlak malgré les travaux homicides du tadoga, n’ont pas un mot de reproche pour sa mémoire. Ils se plaignent du « service terrible, » jamais du tsar. Ils accusent les ministres et les voiévodes, Menchikof et Gagarine, jamais Pierre Alexiévitch. Ils semblent avoir eu conscience que c’était pour le bien de l’avenir que le temps présent était si mauvais, que c’était pour la liberté des enfans que s’aggravait le servage des pères. On dirait que, malgré les ukases qui détruisaient les dernières franchises du paysan, ils aient confusément pressenti l’ukase d’émancipation, conséquence éloignée, mais infaillible du mouvement lancé par Pierre le Grand. Surtout ils ont dû lui pardonner de les avoir tant fait travailler en le voyant travailler lui-même « pis qu’un bourlak, » se ménager encore moins que le dernier de ses sujets, se risquer sur les flots, dans les incendies, dans les batailles, exposer sa vie pour le salut de la nation. Ceux auxquels le peuple ne pardonne jamais, ce sont les pouvoirs fainéans : il absout quelquefois les despotes laborieux, car le souverain qui travaille est peuple par ce côté.


ALFRED RAMBAUD.