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Odin, un Kalévy ou un Péroun. Le côté épique de son personnage s’y reflète dans des proportions colossales. A l’origine, dit une tradition, le Ladoga était un lac aux eaux tranquilles, qui ne connaissait pas les orages ; mais, depuis qu’un jour le courroux divin l’avait soulevé contre une race impie de mortels, il n’avait plus retrouvé le repos, même par un temps calme, ses vagues étaient bouleversées par des tempêtes intérieures. Cette frénésie dura jusqu’à Pierre le Grand. Alors, « alors de Piter (Saint-Pétersbourg) Pierre Ier s’embarqua sur la Neva et sur le Ladoga ; tout à coup la tempête s’élève, une bourrasque, un orage épouvantable. A grand’peine ils arrivèrent au nez de Storojevski. Le tsar débarqua. Entouré des flots, la tête lui tourna de voir la mer bleue. « Allons, toi, mère humide, la terre, ne t’agite pas, ne prends pas exemple sur ce stupide lac. « Aussitôt il ordonna de knouter et de fouetter les vagues irritées. Le lieu, où il les fustigea de ses mains impériales s’appelait l’Ecueil sec, et depuis ce temps on l’appelle l’Ecueil du tsar. Depuis lors le Ladoga est devenu plus paisible ; il a ses jours de calme comme les autres lacs, et vous voyez, continue le narrateur : nous y naviguons, nous y prenons du poisson. »

A qui ressemble Pierre le Grand dans cette légende ? Non pas à un Xercès dans sa colère impuissante contre l’Hellespont, mais plutôt à un dieu de la mer prononçant son quos ego, et frappant du trident les flots séditieux, — à quelque Neptune inconnu de la mythologie slave ou finnoise. Ailleurs il apparaît dans le rôle d’un Jupiter assembleur de nuages, armé du cor fantastique de Roland, ou à un Jéhovah engloutissant les ennemis de son peuple sous les flots de la mer. La guerre suédoise aurait son dénoûment sur le Ladoga, dont les bords enchanteurs sont naturellement le prix de la lutte. « Comme un faucon lumineux fend sur le cygne blanc, comme un cygne blanc trouble les flots, ainsi volent, ainsi fendent l’onde bleue les barques suédoises. Elles s’élancent avec un bruit, un sifflement terrible sur le fort navire du tsar, et veulent mettre en menus morceaux son navire de chêne. Le tsar ne le permit pas ; il fronça le sourcil, ses yeux brillans étincelèrent et ses joues s’empourprèrent. Il cria à ses grands-officiers : — N’allons-nous pas rabattre l’empressement du roi de Suède ? Faut-il le détruire par les armes ou l’abîmer dans les ondes blanches ? — Les boïars lui dirent : — Ne chargeons pas notre conscience d’une âme, — non chrétienne sans doute, — mais enfin âme d’homme. Qu’il périsse plutôt sous le souffle du vent, dans les flots écumeux ! — A peine avaient-ils parlé que le tsar détacha de son baudrier son cornet d’or et lança des sons retentissans à tous les coins du ciel. Ils résonnèrent au loin sur les mers lointaines, sur les eaux ténébreuses.