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— et quand le prince Gagarine est couché sur son lit, — il regarde le poisson vif et parle ainsi : — Dieu me donne de vivre et de servir en Sibérie ! — je me bâtirai un autre palais, — ni mieux, ni pire que celui du tsar, — sauf qu’il n’y aura pas d’aigles en or. — Pour ces paroles fanfaronnes, le tsar l’a châtié. »


Les travaux meurtriers du lac Ladoga furent pour le peuple des campagnes russes ce que fut la construction des pyramides pour les fellahs de l’ancienne Égypte ; mais le paysan n’en parle qu’avec une tristesse douce et résignée. Voici une chanson qui débute par la peinture mélancolique d’un paysage du nord, et qui se termine par les consolations que les femmes et les vieux parens adressent, hélas ! sans conviction, aux pauvres travailleurs :


« C’est au matin, de grand matin, — c’est au point du jour, — avant le lever du soleil éclatant ; , — les oies et les cygnes ne se sont pas encore — envolés de dessus les lacs et les marais… On leur fait la conduite aux bons compagnons, — les pères, les mères, les jeunes femmes, — les jeunes femmes avec leurs enfans. — On les conduit, on les raisonne : — « Vous, les braves, les bons compagnons, — travaillez pour le tsar blanc, — pour le souverain de Moscou : — il vous donnera salaire et récompense. »


VIII. — PIERRE LE GRAND HEROS DES LEGENDES DU NORD.

Pour compléter la physionomie de Pierre administrateur, créateur de routes et de canaux, il nous faut recourir à l’ouvrage de M. Barsof : Pierre le Grand dans les traditions du pays septentrional. Les régions de la Mer-Blanche, du Ladoga et de l’Onega sont une mine inépuisable de poésie populaire. Cela tient précisément à ce que cette rude nature et ces rudes habitans ont mieux gardé leur caractère primitif. N’ayant jamais connu le servage, cette nouveauté qui ne remonte guère après tout qu’au XVIe siècle, enclins aux superstitions et portés vers le merveilleux, plongés dans la bonne vieille ignorance, à tel point qu’un homme sachant lire est une rareté sur les bords de l’Onega, tellement respectueux des usages traditionnels qu’ils en sont encore à moissonner non avec des faux, mais avec des faucilles, et à voyager l’été, non en charrettes, mais en traîneaux, les hommes du pays septentrional constituent un admirable milieu épique, où la poésie populaire s’est non-seulement conservée à l’état de tradition, mais a gardé toute son énergie créatrice. C’est là qu’Hilferding allait recueillir dernièrement ses Bylines de l’Onéga, c’est là que M. Barsof lui-même trouvait l’année dernière ses Chants funèbres des pays du nord[1]. Comme

  1. Moscou, 1872.