Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/710

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

si peu d’esprit, de sagacité ? — Pouvez-vous questionner, demander ? .. — C’est le tsar lui-même qui m’a coupé les cheveux, — c’est Pierre Ier qui m’a donné le froc, — avec sa méchanceté de serpent… »


Nous ne trouvons dans le recueil de M. Bezsonof aucun chant qui fasse allusion à l’épisode le plus tragique du règne de Pierre le Grand, le procès du tsarévitch et cette mort mystérieuse sur laquelle les historiens de notre temps en sont encore aux conjectures. La tentation de chanter la mort d’Alexis devait être d’autant plus grande que la littérature populaire sur Ivan le Terrible offrait des modèles pour le récit du drame. On sait que non-seulement Ivan a réellement tué d’un coup de bâton son fils favori, Ivan Ivanovitch, mais que la légende l’accuse, contrairement aux données historiques, d’avoir voulu faire périr son second fils Feodor, qui ne fut sauvé que par l’adroit dévoûment de Nikita Romanof. En 1705, Matféef, ambassadeur de Russie à Paris, écrivait que les ennemis de Pierre le Grand cherchaient à le noircir à la cour et dans l’opinion française. On prétendait qu’il avait voulu faire périr son fils, que Menchikof, chargé de l’exécution, lui avait substitué un strélitz, que le tsar, revenu à la raison, avait été fou de douleur, et qu’alors Menchikof lui avait ramené le tsarévitch vivant. Peut-on méconnaître ici une véritable réédition, à l’usage des ennemis du grand tsar, des vieilles bylines sur Ivan et Feodor ? Notez qu’en 1705 rien ne pouvait faire présager une rupture entre Pierre et son fils ; c’était dix ans avant la fuite du tsarévitch en Allemagne, et treize ans avant le procès, que circulaient en Europe ces malveillantes fictions. Si cette légende a réellement pris corps dans la poésie populaire, nous devrions avoir quelque chose de fort semblable aux chansons du XVIe siècle qui ont pour titre : le Tsar veut tuer son fils. La réalité est plus effrayante que la légende : le tsarévitch torturé trois fois, déchiré du knout sous les yeux d’un juge inexorable, qui avait cessé de se sentir père, expirant peut-être d’épuisement après cette horrible question, sans que nul des nombreux personnages officiels qui assistèrent à ce drame ténébreux en ait trahi le mystère à la postérité,… voilà qui laisse bien loin les tragiques inventions des kaliki.


VI. — L’ILIADE RUSSE. — LA LUTTE CONTRE CHARLES XII.

Posséder la Baltique était pour la Russie moderne une question vitale ; sans la Baltique, ni flotte, ni commerce, ni influence en Europe, ni échange d’idées avec l’Occident, — ni régénération. L’empire demeurait une nation de mougiks : la Russie restait Moscovie. La guerre du nord fut le grand œuvre de Pierre le Grand, — non