Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/700

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
IV. — L’ODYSSEE DE PIERRE LE GRAND.

Pierre le Grand, le vainqueur d’Azof, partait pour le voyage d’Occident. Il allait chercher à leur source même les arts et les sciences d’Europe, auxquels il n’avait encore été initié que par des aventuriers d’instruction médiocre ; mais quel dut être l’étonnement des paysans de la Moscovie lorsqu’ils apprirent que le tsar blanc allait quitter la Russie, et qu’il voyageait en pays étrangers ! En pays étrangers ! quelles idées ces mots pouvaient-ils bien représenter à leurs esprits, à eux qui ne savaient pas distinguer la Suède de l’Allemagne, qui ignoraient presque la France et l’Angleterre, et pour qui les occidentaux étaient tous des niemtsi[1], tous des musulmans ? En pays étrangers ! pareille chose ne s’était jamais vue. Les prédécesseurs de Pierre quittaient à peine les environs de Moscou, vivaient au fond de leur palais oriental, garrottés dans les lisières de la plus minutieuse étiquette byzantine. Qu’allait-il arriver à la Russie veuve de son tsar ? au tsar séparé de la Russie « comme une pomme qui s’est détachée du pommier ? » Quels dangers allait-il courir dans ces régions lointaines que l’imagination russe se représentait à peu près comme les Grecs d’Homère se représentaient l’Afrique, la Sicile et la Mer-Noire ? Quels Lestrygons et quels Cimmériens, quelles sirènes et quels cyclopes, et peut-être, — hélas ! — quels Lotophages allait-il y rencontrer ? Tourmenté de tant d’inquiétudes et de tant d’étonnemens, l’esprit des masses travailla passionnément sur ce thème. Ses rêveries se perdirent tantôt dans un vague mythique, tantôt dans une altération fantastique des faits à nous connus. Une légende, qui remonte évidemment au temps où les rivières parlaient, et qui doit se rattacher aux plus anciennes superstitions des Slaves adorateurs des fleuves, après avoir figuré dans les tylines du héros Dobryna Nititich, s’est accrochée, on ne sait comment, au nom de Pierre le Grand. L’émule des bons compagnons antiques arrive sur les bords de la rivière Smorodina, lie conversation avec elle, lui fait des complimens sur la beauté et la rapidité de son cours, et la rivière, trop femme pour n’en être pas séduite, le laisse traverser ses ondes.


« Pour toi, brave jeune homme, — pour toi, je te laisserai passer, — à cause de tes paroles flatteuses — et de tes saints courtois. — Il passa, le jeune homme, — la rivière Smorodina. — Alors il commença à s’enorgueillir, — à se moquer de la rivière : — « On disait d’elle, de cette rivière, — on disait d’elle, de la rapide, — qu’elle était large dans sa

  1. Des muets, c’est-à-dire des étrangers et plus spécialement des Allemands.