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il quitta Moscou. Cette marque de défaveur ne passa point inaperçue. L’emprisonnement de Galitzine après la chute de Sophie, son procès, son exil, renouvelèrent le souvenir de sa première disgrâce, et alors dans les campagnes d’Orel naquit cette chanson :


« Salut, seigneur le tsar, notre espérance, — quels présens fais-tu, tsar notre maître, aux seigneurs ? — Aux seigneurs, je donne des dignités, aux marchands, des cités. — Mais à moi, tsar notre maître, donne-moi une ville, — donne-moi une ville : Malo-Jaroslavets… — Moi, prince Galitzine, je te donnerai, — moi, chien de voleur, je te donnerai — deux poteaux avec une solive en travers — et, pour ton cou, un cordon de soie. »


Pendant que Galitzine et Sophie gouvernaient la Russie, que faisait le tsar Pierre ? Entouré d’étrangers ou de jeunes Russes gagnés aux idées européennes, il jouait au soldat avec les palefreniers et les polissons de Kolomenskoe, ou réparait une vieille barque hollandaise échouée sur le lac d’Ismaïlof. Sophie et ses courtisans disaient : « L’enfant s’amuse ; » mais, tout en s’amusant, il jetait les bases de la flotte et de l’armée nouvelle. De son bataillon d’amuseurs (potiéchnié koniouki) sortit le premier corps d’élite, le régiment-doyen de l’armée russe : le préobrajenski. Des polissons qui l’entouraient surgirent, avec Menchikof, les ministres et les feld-maréchaux de l’avenir. Devenu le maître, il se mêlait encore, en simple combattant, à des actions simulées, batailles, prises de villes, enlèvemens de redoutes. Ce spectacle d’un tsar de Russie confondu parmi ses sujets sous un uniforme de sous-officier ou de lieutenant, exposé à recevoir, comme le premier venu, les coups et les horions, ne pouvait manquer de frapper l’imagination des masses. Dans les bylines sur Ivan le Terrible, on voit celui-ci présider à des luttes d’athlètes dans la cour du palais, mais avec toute la gravité qui convient à un despote oriental. La fantaisie des chanteurs prend plus de liberté avec Pierre le Grand : lui-même descend dans l’arène et lutte avec un de ses soldats. Et il semble que le poète, tout en prêtant au fils d’Alexis une taille et une vigueur herculéennes, ait tenu à faire sentir que le peuple, même représenté par un jeune garçon, est encore supérieur en force aux héros.


« Dans le palais, le palais impérial, — sur l’escalier, l’escalier rouge, — on voyait une table à rallonges ; — à cette table était assis — le tsar orthodoxe Pierre Alexiévitch. — Devant lui sont debout les princes, les boïars. — Le tsar orthodoxe parle ainsi : — Écoutez, vous, les princes, les boïars, — y a-t-il parmi vous un amateur — pour lutter