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cosaque sur le fils d’Alexis n’ont pas réussi à se formuler dans la phrase épique ! La poésie de la régénération, après avoir un moment illuminé ces cerveaux obscurs, y est définitivement restée à l’état latent ; elle n’a pu prendre pour s’échapper au dehors, pour voyager sur les lèvres des hommes, les pieds rapides du vers et les ailes infatigables de la chanson.

Ces idées, ces souvenirs, ces impressions un peu vagues sur le grand homme ne pouvaient manquer de subir une déformation en tombant dans des imaginations hantées déjà par des créations poétiques antérieures. L’image de Pierre le Grand s’est parfois altérée au point de se confondre avec les images de héros plus anciens. Le fondateur de Saint-Pétersbourg a beau être le premier souverain de la Russie, le créateur même de la Russie moderne, il n’en est pas moins le dernier des héros russes (bogatyri). Sa taille gigantesque, son esprit aventureux, ses dangers sur terre et sur mer, ses voyages, que Voltaire lui-même trouvait extraordinaires, tout le rapproche des temps épiques. Par ses réformes, il appartient au siècle de Frédéric II ; par son caractère et par certaines particularités de sa vie, il est contemporain des bons compagnons des âges antiques. Ceux-ci accomplissaient leurs exploits sur les grands fleuves du sud ; lui a pris pour champ de ses prouesses une scène européenne, la mer Baltique. Igor a suspendu son bouclier à la Porte-d’Or de Tsarigrad (Constantinople) ; Pierre a vu s’ouvrir devant lui les portes des capitales de l’Occident. Il a remplacé les grands coups d’épée par les grands coups de politique. Igor a rapporté de ses courses l’or de Byzance, Pierre un butin autrement précieux, la civilisation de Paris, de Londres et d’Amsterdam. Il ne faudra pas s’étonner pourtant si le peuple russe a rattaché au nom de Pierre le Grand plus d’une chanson destinée à célébrer d’autres exploits. Plus d’une circonstance de la légende de Dobryna Nikitich ou d’Ilia Mourometz s’est fondue ainsi dans la légende de Poltava.

Il y a un homme surtout dont le cycle poétique va fournir bien des traits à celui de Pierre Alexiévitch. Lui aussi a été à la fois un tsar et un bogatyr, un des grands souverains de la Russie les plus mal compris par les écrivains d’Occident : Ivan le Terrible. Le rôle d’Ivan au XVIe et celui de Pierre au commencement du XVIIIe siècle présentent d’étranges analogies. Tous deux furent des révolutionnaires et des fondateurs ; après une guerre acharnée, sanguinaire, contre les choses du passé, ils créèrent, l’un le tsarat de Moscou, l’autre l’empire de Russie, Tous deux virent leur enfance exploitée par des tuteurs, leur sommeil brisé par le fracas des émeutes ; ils souffrirent des vices de la société russe avant d’en entreprendre