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dans une ville de province, fût-ce même parmi les plus importantes, vingt-deux poètes prêts chaque année à disputer le prix d’un concours rhythmique. Au XVIIe siècle, la confrérie d’Amiens était encore en pleine floraison. Elle cultivait alors de préférence la ballade et le chant royal, et les poètes, tout en chantant la Vierge, avaient grand soin de ne pas s’oublier ? ils faisaient entrer à l’aide d’un jeu de mots leur nom dans le refrain de leur ballade. Ainsi l’un des lauréats, qui s’appelait Gabriel Briet, disait à la reine des anges :

Belle à l’abri et toujours toute belle.

M. des Amourettes trouvait un agencement plus brillant encore, et son nom tout parfumé de tendresse fournissait cette heureuse désinence :

Vierge, aux humains la porte d’amour estes.


Quand la confrérie avait couronné ses poètes, ils se faisaient peindre et encadrer, et suspendaient leur image dans les salles de la corporation ou les chapelles de la cathédrale. Quelques-uns de ces tableaux votifs sont arrivés jusqu’à nous, et forment l’une des plus curieuses collections qui puissent se rencontrer dans nos départemens.

Les Amiénois avaient pour les vers une si vive passion qu’ils en mettaient partout, même sur les tombeaux[1] ; mais chez eux la poésie cinéraire n’excluait pas une certaine gaîté, et l’esprit narquois des trouvères, esprit essentiellement picard, s’y donnait beau jeu. Les épitaphes épigrammatiques étaient fort communes ; en voici un échantillon, qui se lisait sur les murs de l’église Saint-Germain :

Ci gist entre ces deux piliers,
Le Franc, questeur des cordeliers,
Qui cor bien qu’il fust trépassé,
Ne cesse de rompre la teste
Aux passans, en faisant queste
D’un requiescat in pace.

Au XVIIIe siècle, les ballades, les chants royaux, les épitaphes rimées, avaient fait leur temps. Quelques beaux esprits formèrent alors, sous le nom de Cabinet des lettres, une association nouvelle et toute mondaine, bien qu’elle ait compté quelques ecclésiastiques parmi ses membres. Elle resta trente ans sans faire parler d’elle, lorsque la publication de Vert-Vert vint tout à coup la mettre en grand relief. L’apparition de ce chef-d’œuvre de fine raillerie et

  1. La manie de rimer s’est conservée en Picardie dans les habitudes populaires, et c’est surtout dans les disputes que les assonances rhythmiques jouent un grand rôle. Quand on veut étourdir son adversaire, on l’accable en patois d’épithètes qui ressemblent aux centuries du dictionnaire des rimes.