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cette vallée sur le plateau, il faut gravir plusieurs rideaux de 4 à 5 mètres de hauteur, étagés les uns au-dessus des autres comme les marches d’un escalier. La pente est plus douce du côté de la ferme de Wadicourt, mais Edouard l’avait barricadée avec les chariots de son armée et ceux qu’il avait fait ramasser dans les villages voisins. Un petit bois et des abatis protégeaient ses derrières, et quelques ouvertures ménagées de distance en distance permettaient à ses troupes de sortir de leurs lignes pour marcher contre les assaillans, et d’y rentrer dans le cas où elles auraient été repoussées. L’armée anglaise occupait ainsi un vaste camp retranché, et ses divers corps, massés à peu de distance, pouvaient au moindre échec se porter rapidement au secours les uns des autres. Edouard avait pris ces habiles dispositions dans la journée du 25, en profitant de l’inaction de Philippe; le lendemain, il s’habilla d’un pourpoint de velours vert tressé d’or, et parcourut les rangs de ses soldats un bâton blanc à la main, en les exhortant à faire leur devoir et à garder leurs rangs. La revue terminée, il leur fit « mangier un morsiel, » sage précaution que les Anglais n’ont jamais négligée, et il alla se placer, pour embrasser d’un coup d’œil le théâtre de l’action, dans le moulin qui s’élève sur le plateau.

Philippa de son côté était parti d’Abbeville le 26 au lever du soleil; mais, faute de s’éclairer, il avait complètement perdu la trace des Anglais. Il ne savait pas même de quel côté les chercher, et il avait déjà fait deux lieues au hasard, quand les sires d’Aubigny, de Beaujeu, des Noyers et de Basèle, qui s’étaient portés à la découverte, vinrent lui annoncer qu’ils étaient à Crécy en bel ordre de bataille. Il ordonna de faire halte pour prendre quelque repos; mais le comte Charles II d’Alençon, qui se croyait dispensé d’obéir en sa qualité de cousin du roi, continua sa marche; les troupes le suivirent; l’armée française, accablée par la chaleur, le poids de ses armures et la fatigue d’une marche de huit lieues, arriva en face des Anglais vers trois heures de l’après-midi, en suivant un chemin vert, que l’on nomme encore le chemin de l’armée. Une violente pluie d’orage, comme celle qui détrempa le vallon de Waterloo, avait retardé sa marche, et, quand la pluie fut passée, le soleil vint la frapper de face, au grand désavantage des archers, car on sait combien il est difficile de tirer juste quand on a le soleil dans les yeux. Les Génois qui formaient l’avant-garde reçurent l’ordre de commencer l’attaque, et ils avaient à peine lancé leurs premiers traits qu’un bruit semblable à celui du tonnerre éclata sur le front de la ligne ennemie. Un nuage de fumée s’éleva lentement dans les airs, et l’on vit au loin tomber des hommes et des chevaux; c’était le canon qui grondait pour la première fois en rase cam-