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présentait aux assaillans une escarpe très haute, les Français, par une de ces imprudences si fréquentes dans notre histoire militaire, descendirent sur la grève, et furent écrasés par les soldats d’Edouard, qui s’avançaient en colonne serrée à travers le gué, où coulaient à peine 2 pieds d’eau. Philippe ne put atteindre que quelques traînards de leur arrière-garde, car la marée montante rendait le passage impossible. Il fut forcé de rétrograder vers Abbeville, où il entra le 23 août. Le lendemain, il assembla un parlement d’armes, et comme il connaissait les rivalités des chevaliers rangés sous sa bannière, il leur recommanda « qu’ils fussent l’un à l’autre courtois et amis, sans envie, sans haine et sans orgueil. » Les ponts sur lesquels devait passer son armée furent réparés à la hâte, et le vendredi 25 au matin tout était prêt; mais le vendredi était un jour de funeste augure, c’était aussi la fête de saint Denis, patron du royaume, et, de peur de mécontenter ce grand saint, Philippe ne se mit en marche que le 26 au point du jour. Ce retard lui fut fatal.

Edouard, dans sa jeunesse, était venu souvent dans le Ponthieu, au château du Gard-les-Rue, qui appartenait à sa mère Isabelle; il avait chassé dans le pays, et, grâce à l’exacte connaissance des localités, il savait sur quel terrain il devait offrir le combat. Après avoir brûlé Noyelles, Ponthoiles et Le Crotoy, où 400 personnes furent égorgées sans pitié, il se dirigea sur Crécy, et, comme il l’a dit lui-même, « il y prit place de terre. » Cinq cent vingt-quatre ans nous séparent de ce jour funeste, mais le souvenir en est toujours vivant dans le pays, et l’on peut se rendre un compte très exact de la bataille et des causes de notre désastre en complétant les chroniques du XIVe siècle par les traditions locales et l’étude attentive des lieux[1].

Quand on arrive dans les champs de Crécy par le chemin qui s’embranche sur la route d’Abbeville à Hesdin, on découvre devant soi un coteau crayeux, large environ de 3 kilomètres, sur lequel s’élève un moulin aux murailles épaisses et massives; c’est là que se rangea l’armée anglaise. Sa droite était appuyée au bourg de Crécy, sa gauche s’étendait vers la ferme de Wadicourt, dont les arbres se détachent au milieu du paysage comme un bouquet de verdure. Cette position, très forte par elle-même, domine sur son front une petite vallée, dite la Vallée des Clercs. Pour monter de

  1. On s’est efforcé de donner ici, avec le plus d’exactitude possible, une vue générale de la bataille, car il faut contrôler plusieurs des récits contemporains pour démêler la vérité. Les manuscrits de Froissart offrent des variantes souvent contradictoires, et les histoires générales publiées de notre temps ne fournissent sur ce grand événement que des détails incomplets et souvent fautifs.