Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/600

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

troupes dégénérées dont il lui fallait chaque jour déplorer la turbulence et subir la tyrannie. Il avait pu jadis laisser les janissaires « ôter la vie à quatre sultans, en détrôner quatre autres. » Les janissaires étaient alors « le rempart inébranlable » contre lequel venait se briser le flot impuissant des chrétiens : les dernières guerres avaient porté une atteinte mortelle à leur influence. Ces soldats qui savaient toujours se révolter, mais qui n’apparaissaient sur les champs de bataille que pour y prendre la fuite, devaient céder la place à des troupes mieux organisées. Si les ennemis de la Porte « osaient étendre leurs mains infidèles et impures vers l’œuf éclatant de blancheur de l’honneur musulman, » c’est qu’ils ne trouvaient plus devant eux que d’infâmes vagabonds ou de pacifiques artisans « indignes de se pavaner dans l’arène de la gloire. » La décomposition graduelle de l’odjak expliquait seule l’arrogance croissante des giaours.

Quand les exigences de la Russie et les odieux desseins attribués à la duplicité de l’Angleterre furent connus à Constantinople, l’indignation y fut si générale qu’elle finit par gagner la magistrature religieuse, dont les janissaires étaient, dans l’antique économie de la société turque, les protégés et les protecteurs, pour tout dire en un mot, — le bras séculier. Les ulémas déclarèrent que « c’était un devoir pour les enfans du prophète d’adopter les armes, la discipline, la tactique de leurs adversaires lorsqu’ils pouvaient ainsi s’assurer la victoire. » Ils reconnurent également le droit du sultan de prescrire à ses troupes u tous les exercices qu’il jugerait nécessaires à leur instruction. » À dater de ce jour, la farouche milice était livrée. Le droit et la force morale venaient de passer du côté, du sultan.

Le corps des janissaires, l’odjak, — en français le foyer, — se composait de 196 ortas ou compagnies, dont 51 résidaient dans la capitale. Cette troupe, constamment soldée, avait réuni autrefois plus de 110,000 fantassins. Les janissaires étaient tous à cette époque des soldats actifs, touchant eux-mêmes la paie inscrite en leur nom sur les rôles et accourant au premier appel se ranger sous le drapeau de leur compagnie ; mais depuis la campagne de 1774 en Morée l’usage s’était introduit d’accorder à des soldats valides et jeunes encore, sous prétexte de traitement de retraite, des billets de solde dont il leur fut bientôt permis de trafiquer. La vente de ces billets, exploitée par les chefs des compagnies, prit en quelques années de fatales proportions ; les rôles des ortas cessèrent de représenter des effectifs réels. Les passe-volans, cet abus que poursuivait avec tant de vigueur, dans l’armée française, notre illustre Louvois, formaient en 1826 plus de la moitié de l’armée ottomane.