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devenue inséparable, et nous apparaît comme la préoccupation naturelle dm christianisme ; la place que l’idée du jugement tenait dans la religion du moyen âge, c’est l’idée de la mort matériels, du tombeau, du cadavre, qui l’a tenue en grande partie dans la religion populaire des derniers siècles. Bien loin donc d’être un effet de la ferveur des âges croyans, cette épouvante de la mort n’est apparue que lorsque la ferveur commençait à s’attiédir et la foi à être moins entière ; ce n’est pas à l’époque où l’homme a été le plus chrétien qu’il a eu peur de mourir, c’est à l’époque où il a commencé à l’être moins. Bien des causes ont contribué à affermir ce sentiment ; les énumérer toutes demanderait un long travail, mais le sujet est trop intéressant pour que nous l’abandonnions sans en avoir au moins indiqué les principales.

Qui croirait par exemple que les courans moraux les plus contraires et les plus ennemis se sont trouvés d’accord et se sont réunis pour travailler de concert à donner force à ce sentiment ? La renaissance, la réforme et le catholicisme ont eu également part à cette œuvre. Certes on ne peut pas dire que la renaissance eût un goût particulier pour la mort ; mais on est toujours de son temps, même lorsqu’on lui est hostile, et c’est là ce qui lui advint avec ce sentiment funèbre. Lorsqu’elle naquit, elle le trouva qui sévissait sur les imaginations populaires à l’état d’épidémie, à peu près comme cette rage de processions dont la Provence donna le signal, et qui pendant tant d’années couvrit de pénitens blancs cette route enchanteresse qui va de Marseille à Rome ; elle grandit forcément dans la familiarité de ses épouvantes et de ses superstitions, et, leur prêtant la force d’inspiration qui l’animait et l’habileté d’exécution dont elle disposait, elle exprima la mort par le moyen même de la vie et avec toute la plénitude de vie qui était en elle. Cette idée de la mort d’ailleurs, précisément parce qu’elle était contraire à sa nature, eut sur elle une force de contraste et d’antithèse. Elle lui fut au milieu de ses ivresses païennes comme ce crâne que les voluptueux d’Alexandrie plaçaient sur la table de leurs banquets épicuriens. Qui ne sait que c’est en pleine jeunesse et en plein printemps, au sein même du plus complet orgueil de la vie que l’épouvante de la mort a toute sa force ? Il en fut ainsi pour la renaissance. Mieux elle comprenait le prix de la vie, plus elle ressentit la dureté de la mort, et précisément parce qu’elle aimait la beauté avec ivresse, elle fut saisie d’une plus morne tristesse à la pensée de la fatalité qui pèse sur toute beauté. De là cette véhémence d’exécution, cette outrance pareille à un dépit avec laquelle les artistes de la renaissance ont si souvent représenté la mort, cette complaisance fébrile et cette insistance matérialiste à nous en montrer les plus affreux détails.