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non-seulement aux connaisseurs et aux critiques, mais à tous les chercheurs qui demandent aux choses de l’art des émotions qui les réveillent de cette satiété que la pure beauté elle-même finit, hélas ! par engendrer. Dans l’église de Saint-Pierre, à Bar-le-Duc, on voit dressé contre une muraille le squelette d’un chevalier qui de son vivant se nomma René de Châlons. Cette sculpture, qui surmontait autrefois un tombeau détruit, est une très minutieuse et très délicate représentation du beau modèle d’anatomie que nous serons tous un jour. L’œuvre de la mort est à peu près achevée, et il ne reste plus de l’être humain que la portion durable et pourrait-on dire rocheuse, une ossature blanche déjà comme de la chaux nouvellement fondue et très suffisamment nettoyée de toutes ces couches transitoires de tissus spongieux faits pour palpiter de plaisirs et de douleurs passagers comme eux. Çà et là quelques lambeaux de chair, dont les vers n’ont pas voulu, se sont desséchés autour de ces pierres délicatement taillées et artistement entrecroisées qui composent notre squelette pour rappeler que cette cage pierreuse fut autrefois recouverte d’une riche floraison de vie. La grandeur et la puissance de celui qui fut n’ont pas été oubliées non plus, et sont marquées par le casque qui coiffe la tête que la mort a transformée à sa propre image. Le second monument de Richier est le tombeau de Philippa de Gueldres, femme de René II, duc de Lorraine, à l’ancienne église des cordeliers de Nancy. Cette duchesse Philippa rentre mieux encore qu’épisodiquement dans notre sujet, car elle était fille d’une princesse de Bourbon et de cet épouvantable Adolphe de Gueldres, qui fit jeter son propre père dans un cachot d’où ne le tirèrent qu’avec les plus grandes difficultés les représentations et les menaces de Charles le Téméraire, de l’empereur Frédéric III et du duc de Clèves. La portée et l’habileté d’exécution de cette œuvre surpassent de beaucoup celles de la précédente. L’artiste a trouvé le moyen de rendre la décomposition visible sans avoir recours à aucun de ses signes extérieurs ; le corps est intact, mais on s’attend à le voir se dissoudre sous le regard, tant l’âme même du trépas est ici présente. Rien au monde ne serait plus lugubre, si par une heureuse inspiration Richier n’avait su conserver à cette proie de la mort une expression de piété et d’ascétisme qui maintient les droits de la partie morale de notre être au sein de cette défaite de la personne matérielle. Cette figure prie du fond de sa pourriture et espère du fond de ses ténèbres. C’est une admirable variante en marbre du célèbre cri du psaume De profundis clamavi ad te. Voilà les souvenirs qu’évoque comme ceux d’autant d’œuvres sœurs la sculpture de Notre-Dame de Moulins, et qui, pendant que le la contemple,