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dans la pleine campagne que pour descendre dans une cité. Seul, le platane aux formes sans rusticité, à la parure noble et simple à la fois, arbre plein de tenue et de sévère maintien, est un introducteur légitime à la vie urbaine, dont il est comme un symbole et dont il semble porter la livrée. Il est tellement fait pour les villes, que, placé en rase campagne, à l’entrée ou sur la place d’un petit village, il perd à peu près tout son prix. J’en rencontre en maint endroit du Bourbonnais, mais ils ont l’air comme égarés au milieu du paysage, et les agrestes peupliers, mieux en harmonie avec la nature ambiante, reprennent sur eux tous leurs avantages.

What a good inn at Moulins ! Quelle bonne auberge à Moulins ! s’écrie Tristram Shandy à la fin du chapitre où il raconte son entrevue avec la pauvre Maria. Quelle respectable auberge à Moulins ! dirai-je à mon tour en prenant la permission de légèrement varier l’interjection. En montant l’escalier, je me heurte contre un grand cadre accroché à la porte du salon d’honneur. Ce cadre renferme un placard où sont consignés des préceptes d’excellente morale qui mériteraient de former un appendice au décalogue ; les coins sont ornés de dessins à la plume ayant pour but de recommander la pratique de la vertu. On y voit par exemple un personnage à mine farouche, orné d’une barbe digne de servir de parure à l’anarchiste le plus consciencieusement scélérat, qui se précipite avec fureur sur une autre personne de mine fort honnête et dont le menton est glabre comme l’innocence elle-même. Tout en haut, l’œil grand ouvert du souverain juge regarde avec une tranquillité menaçante ; au-dessous se lit cette sentence en belles lettres moulées : Dieu te voit et t’entend. Comme la morale est en tous lieux bien placée, je ne m’étonne pas plus de rencontrer des préceptes de vertu dans une auberge de pays chrétien que je ne m’étonnerais de rencontrer les versets du Coran sur les murailles d’un caravansérail d’Orient, et loin de trouver l’idée excentrique, je regrette que l’aubergiste n’ait pas plus d’imitateurs parmi ses confrères. La morale, dis-je, est en tous lieux bien placée ; j’ajoute que la recommandation en est peut-être plus légitime dans une auberge que partout ailleurs. Il n’est pas hors de propos de rappeler à tous ces hôtes inconnus, qu’on n’avait jamais vus hier et qu’on ne verra plus demain, que, dans le cas où ils voudraient profiter de leur rapide passage pour commettre quelque vilaine action, leur incognito ne pourrait les protéger contre la vigilance de l’éternelle justice. C’est en outre un conseil que l’hôtelier se donne à lui-même de ne pas abuser de la situation des voyageurs pour trop attenter à leur bourse, et une recommandation aux serviteurs de ne pas ramasser et serrer si soigneusement les objets qui traînent qu’ils ne puissent être retrouvés qu’après le départ des légitimes possesseurs. Ce placard