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avec M. Moleschott, à invoquer uniquement le besoin de la conservation de l’espèce, dans toute sa brutalité, contre de pauvres insensés qui la menacent. Nous voyons apparaître ici l’idée vague d’intérêts inviolables, transformés en droits personnels, bien que cette idée de droit ne puisse naître logiquement de l’utilité toute seule. Il s’y joint aussi l’idée de bien général, quoique cette idée même, la plus haute à laquelle puisse s’élever l’empirisme, soit insuffisante à créer un droit social.

Voilà ce qu’un jeune écrivain philosophe exprime à merveille dans un livre récent. « L’homme, dit M. Fouillée, n’est pas seulement une unité abstraite de la collection sociale ; il a un moi et une individualité propre. Si d’une part, comme appartenant au genre, il désire le bonheur général, d’autre part, comme individu, il désire son bonheur individuel. Lequel des deux intérêts ou des deux bonheurs doit céder à l’autre ? De quel côté est le droit ? Est-ce du côté de la société, parce qu’elle est plus forte ? Mais cette force n’est point un droit véritable ; car, si l’individu réussit à être plus fort que la société, le droit passera de son côté. Le droit appartient-il à la société parce qu’elle est le nombre ? Mais le nombre, considéré seul, n’est qu’une force, une quantité plus grande qu’une autre. — Précisément, dites-vous : une quantité supérieure de bien est un bien plus grand et un droit. — Mais par là vous reconnaissez que ce qui donne du prix au nombre, c’est ce dont il est formé ; ce qui rend la quantité précieuse, c’est la qualité de ses élémens. Qu’y a-t-il donc dans l’individu de précieux et d’inviolable qui se retrouve dans les autres, qui se retrouve dans la société entière et qui constitue le droit ? Qu’y a-t-il, en un mot, qui nous impose un devoir de respect, et cette idée même de devoir peut-elle se comprendre dans le déterminisme ? »

De toutes parts éclate l’impuissance de l’hypothèse déterministe : elle ne pourra jamais expliquer ni un devoir ni un droit ; elle ne pourra jamais, abandonnée à elle-même, rendre compte de ce grand fait, la responsabilité sociale. L’utilité de tous, moins un, ne sera jamais l’équivalent d’un droit. Elle ne peut conférer au genre humain tout entier la faculté de disposer de la vie ou de la liberté d’un homme, si l’on ne va puiser plus haut l’origine de cette faculté, si on ne la légitime soit par la justice, supérieure à l’utilité, soit par la responsabilité morale, condition de la pénalité légitime. Hors de ce principe et de cette condition, il est impossible d’arriver à la conception d’un droit social quelconque, et, bien que puisse prétendre M. Mill, nous restons dans les expédiens. À ne considérer que l’utilité, l’intérêt d’un seul est aussi sacré que celui d’un million d’hommes : il peut s’immoler au bien public,