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nouveau et cette étrange idée, le respect obligataire, de la dignité humaine et la garantie nécessaire des personnalités libres ? C’est ce jour-là seulement que la justice a pris naissance. Elle a commencé le jour où, pour la première fois, au fond des bois si vous voulez, ou dans les cavernes primitives, un sentiment de respect s’est élevé dans une âme humaine, non pas pour la force (ce n’est là qu’un sentiment de crainte), mais pour la faiblesse humiliée ou menacée. Le respect pour la faiblesse, c’est-à-dire pour la personne humaine que l’on sent inviolable et qui est hors d’état de se faire respecter elle-même, voilà la première et la plus claire révélation de la justice sur la terre. C’est ce sentiment et cette idée dont j’ai cherché vainement la trace dans les pages savantes de M. Littré ; nous n’y avons trouvé rien qui répondit à cette attente, et nous persistons à croire que les origines de l’idée de justice n’ont pas encore rencontré leur historien.

Quoi qu’il en soit de ces origines, M. Littré n’en est pas moins de bonne composition sur les applications actuelles de l’idée de pénalité. Il reconnaît expressément que la société a le droit de frapper le coupable. « Elle l’a, dit-il, en vertu des deux principes primordiaux, celui de dédommagement et celui de vengeance. C’est à elle d’aviser à ce qu’elle fera, d’abord pour elle, puis pour ce malheureux ainsi tombé en forfaiture. À ce double point de vue, la pénalité acquiert un caractère de généralité qui la rend susceptible de discussions, de théories et d’accommodations successives à la mesure des degrés de civilisation. Ainsi munie, la société poursuit deux buts accessoires, mais importans : d’abord en ôtant tantôt la liberté, tantôt la vie aux malfaiteurs, elle met fin aux dommages qu’ils causent, et procure à chacun une sûreté relative. Ensuite par la crainte elle arrête un certain nombre de gens en qui la tentation au mal est vaincue par la peur du châtiment. » Bien qu’elle fasse toutes les concessions possibles aux exigences de l’ordre social, cette théorie ne me rassure pas. Elle repose sur une base ruineuse : les principes du dédommagement pécuniaire et de la vengeance, que M. Littré appelle primordiaux, et qui ne sont à mes yeux que l’expression barbare, l’altération grossière plutôt que la traduction de l’idée de justice. La notion de la vraie justice en est totalement absente. M. Littré sent bien l’insuffisance de ces principes, et il essaie de les consolider par la considération des résultats, l’utilité sociale du châtiment et l’intimidation du mal futur. Nous retrouverons ces mêmes considérations tout à l’heure dans notre discussion avec M. Stuart Mill. Nous verrons que par elles-mêmes elles ne peuvent rien fonder, rien légitimer. N’oublions pas d’ailleurs, pour apprécier l’attitude que M. Littré a prise dans cette question de la pénalité, qu’il s’est toujours porté l’adversaire