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tère, et jetaient dans les flammes les statues de la Vierge et de saint Jean-Baptiste, d’autres, revêtus d’étoles de paille, promenaient dans la ville le cadavre d’un enfant et lui donnaient la sépulture en parodiant les cérémonies de l’église. A la suite de ces scènes de désordres, la commune fut abolie, comme si la perte de la liberté devait toujours être le châtiment de la violence.

Vers le même temps, Saint-Valéry fut le théâtre d’une aventure qui rappelle la tragique histoire de la dame de Coucy, et sur laquelle il n’est pas sans intérêt de donner quelques détails, parce qu’elle est très inexactement racontée dans la plupart des livres modernes. Le puissant seigneur qui le tenait en fief avait épousé Adèle, fille de Jean II, comte de Ponthieu. Des brigands, s’étant emparés d’elle au moment où elle traversait un bois avec une faible escorte, lui firent subir les derniers outrages, et le comte Jean, croyant effacer l’affront fait à sa race dans la personne de sa fille, la fit jeter à la mer. Voilà le fait historique. Cette fin terrible d’une femme jeune et belle fit une vive impression sur les contemporains; les romanciers du temps travestirent le fait réel en légende, et dans le Voyage d’outre mer du comte de Ponthieu ils racontèrent qu’Adèle fut trouvée, flottant à la merci des flots, par des marchands flamands qui se rendaient en terre sainte pour accomplir un pèlerinage. Ces marchands la vendirent au sultan d’Aumarie, qui l’épousa et fit avec elle, tout musulman qu’il fût, un excellent ménage; mais tandis que, comme Zaïre, elle oubliait son Dieu, son père et son mari étaient en proie aux plus vifs remords ; ils résolurent de se rendre à Jérusalem, et la tempête les poussa sur la terre du sultan, qui les fit jeter dans un cachot. Ce jour-là, il célébrait par une grande fête l’anniversaire de sa naissance, et suivant la coutume du pays, le peuple vint au palais demander un captif chrétien pour le mettre à mort. Le choix tomba sur le comte de Ponthieu. — Seigneur, dit Adèle au sultan son époux, donnez-moi, je vous prie, ce captif; il sait jouer aux échecs et aux dames. — La demande fut accordée. — Donnez-moi encore celui-là, dit-elle en montrant son mari; il sait de beaux contes, et je m’amuserai de ses récits. — Volontiers, dit le sultan. — On devine le reste. La reconnaissance suivit de près l’entrevue; Adèle, sous prétexte d’une promenade en mer, s’éloigna avec les deux captifs pour se diriger vers la baie de Somme, où elle aborda peu de temps après. Malgré l’intérim qu’elle avait fait auprès du prince musulman, le seigneur de Saint-Valery lui rendit sa tendresse ; le pape lui imposa une pénitence, parce qu’elle avait eu commerce avec les infidèles, et depuis ce temps elle vécut en grande piété dans son fief. La fille qu’elle avait donnée au sultan fut belle comme elle, et de son ma-