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qu’il est donné de le faire à un mortel. Ce fut non-seulement son ambition, mais, à ce qu’il semble, sa coquetterie suprême. Il lui plaisait de paraître choisir lui-même un à un les fils qui devaient former la trame de son existence morale. Jamais homme ne veilla plus sur son âme, moins pour l’épurer que pour l’agrandir. Tout d’abord le génie que lui avait donné la nature, il le reçut non comme un don gratuit, mais comme une faveur qu’il voulut mériter. Par instinct dans son enfance, plus tard avec une vigilance volontaire, il entretint et nourrit cette flamme sacrée, culte constant qui ne lui coûtait pas, puisqu’il le rendait à lui-même, et qu’il était à la fois le prêtre et le dieu. Il travaille sans doute librement, à son aise, selon son goût, mais sans cesse, en philosophe et en poète qui veut tout savoir, tout comprendre, tout sentir, et, pour ne rien ignorer de ce qu’il lui est donne de connaître, il épie encore à la veille de sa mort les plus récentes nouveautés de la science et de l’art. Sa tâche est d’élargir son génie et de l’élever, d’exhausser d’assise en assise ce qu’il appelle lui-même « la pyramide de sa vie. » S’il acquiert toujours, il ne laisse rien perdre. Il gère son génie comme un propriétaire attentif gère son domaine. Ce poète qui accumule les connaissances, les idées, les sentimens, ne les gaspille jamais. Avec une prudence un peu bourgeoise, qui ferait sourire d’autres poètes plus généreux, il ménage son trésor, fait des économies, et met de côté tel fait, telle observation pour un livre qu’il fera plus tard, quarante ans après. Il s’enrichit d’autant plus qu’il est moins prodigue. Tandis que d’autres sont visités par la muse, lui la visite à son heure. Toujours jaloux de rester maître de lui-même jusque dans ses inspirations, il recule devant les longs ouvrages de peur de s’y emprisonner, d’être trop longtemps en proie à la même obsession poétique, de ne plus s’appartenir. Si sa philosophie est un peu vague, c’est qu’il fuit les chaînes d’un dogmatisme étroit. En tout, il craint d’être possédé, même par son génie.

Quand il est saisi par une passion qui le fait trop souffrir, il a une recette merveilleuse pour guérir; il se débarrasse de son mal en le peignant et le jette ainsi hors de lui. Il se dépouille de ce qui le gêne, se renouvelle, et, comme il dit lui-même, « laisse tomber derrière lui sa peau de serpent. » En un mot, il passa sa vie à se dominer ou à se ressaisir, se faisant sa destinée, arrachant ou dérobant à la fatalité tout ce qu’il pouvait lui enlever par force ou par adresse. C’est bien à sa volonté qu’on peut appliquer ce beau mot d’un poète qu’il aimait, de Lucrèce : fatis avulsa voluntas. M. Mézières, par de fines analyses, a mis en lumière ce ferme caractère de Goethe, non sans démêler ce qu’il y a d’égoïsme raffiné dans cette sérénité à la fois épicurienne et stoïque.

Si Goethe n’avait été qu’un impassible stoïcien, sa biographie offrirait peu de surprises. Heureusement, sinon pour le repos du poète, mais pour son talent et pour l’intérêt du lecteur, il eut un cœur, un cœur fort tumultueux et parfois plus inflammable qu’il n’eût fallu. À ce contemp-