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et ils sont tout dans la campagne : les paysans les révèrent, et celui d’entre ces derniers qui peut répondre à la messe ou sonner les cloches y est tenu pour une chose très considérable. Il n’entre dans ce petit monument que peu de messieurs, le dimanche seulement, pour leurs dévotions. »

Voilà donc ce grand roman réduit aux proportions d’une chapelle rurale ; on voit que l’artiste n’arrive pas à contenter tout le monde, même quand il est religieux. Dès sa conversion, Manzoni s’était aliéné bien des gens, et nous savons qu’Ugo Foscolo, qui n’était pourtant en rien de son avis, avait dû prendre son parti contre bien des défiances et des railleries. Foscolo n’aimait pas les plaisantins qu’il appelait les fanatiques de la philosophie, et il « se vantait de mépriser non les croyans, mais les hypocrites seuls. » C’est une lettre de Silvio Pellico qui nous donne ce détail, et les lettres de Giusti et de Niccolini nous apprennent que ces deux poètes, fort peu dévots, eurent aussi à défendre leur ami contre l’intolérance des philosophes. Ils n’y purent arriver tout à fait, car on rencontrait alors en Italie (on en rencontre peut-être encore en Italie et ailleurs) beaucoup d’esprits étroits et bornés qui, ne pouvant se tenir tout seuls, roulent toujours dans les extrêmes et ne voient que l’hébétement des capucinières là où ils ne trouvent pas l’athéisme des cabarets. On commence à le reconnaître maintenant : ce qu’il y a de particulier dans Manzoni, c’est précisément la largeur de son christianisme, et nous doutons fort que cette façon de comprendre et de pratiquer les leçons de l’Évangile ait aujourd’hui beaucoup d’adeptes parmi les rédacteurs du Syllabus. On l’a déjà dit non sans raison : au rebours de Dante, qui divinisait l’humain, Manzoni a tâché d’humaniser le divin ; il a refait la religion selon son cœur, douce, aimante, indulgente, impropre à dresser des bûchers et à provoquer des massacres, — une religion de mansuétude et d’humilité qui, sachant que l’erreur est le propre de l’homme, prosterne son jugement devant le seul être incapable de se tromper jamais ; — une religion enfin qui, loin de quêter sans cesse pour les pompes de son culte et pour les armes de ses milices, regarde comme de l’argent volé tout celui qui ne se change pas en pain pour les pauvres gens. Un jour (c’était pendant la famine), Renzo, qui sortait de l’auberge où il avait dîné, heurta presque du pied, devant la porte, deux femmes couchées à terre plutôt qu’assises, l’une âgée, l’autre plus jeune, avec un enfant qui, après avoir sucé en vain l’un et l’autre sein, pleurait, pleurait, tous trois couleur de mort, et debout, à côté des femmes, un homme dont le visage et les membres laissaient voir les traces d’une ancienne vigueur, mais domptée et comme éteinte par une longue détresse.