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de succès ne devait manquer à l’auteur : nous ne rappelons pas les peintures, les sculptures, les opéras, qu’on tira du livre applaudi, c’est la petite monnaie de la gloire ; mais nous ne devons pas oublier l’hommage de Walter Scott, qui se rendit à Milan tout exprès pour voir cet élève nouveau si tôt passé maître. « Mon livre est à vous, dit l’Italien, je le dois à l’étude et à l’état que j’ai toujours fait des vôtres. — En ce cas, répondit l’Anglais, les Promessi sposi sont mon meilleur roman. »

Ce succès dure encore ; cependant il y a aujourd’hui des pages qu’on tourne plus rapidement, celles où l’histoire, cette passion malheureuse du romancier, veut reprendre la première place. Manzoni choisissait ses personnages dans le passé parce que (c’est l’opinion de Goethe) notre époque est si ingrate que, dans son entourage, le poète ne trouve pas une seule nature dont il puisse tirer parti. Goethe écrivait cela de Weimar. En Italie, Manzoni pouvait trouver des modèles plus intéressans : aussi a-t-il eu tort de se charger d’un si lourd bagage historique. La guerre, la peste, la famine, « toutes choses repoussantes par elles-mêmes, » tenaient une place démesurée dans le roman, d’ailleurs si facile à lire ; Goethe conseillait au traducteur allemand de réduire ces fléaux de moitié et l’épidémie des deux tiers. Cette calamité s’étale en effet avec une insistance qui à la longue fatigue notre pitié, la change presque en dépit. Le romancier ne se contente pas de raconter la peste, il la discute ; son récit tourne en dissertation. Il cite le protophysicien Lodovico Settala, il cite la relation de Tadino avec l’indication de la page, il cite Ripamonti, qui a consulté les registres de la Sanità, et encore Francesco Rivola, Pietro Verri, Pio della Croce, Agostino Lampugnano, lo Specchio degli almanacchi perfetti, le traité de Muratori sur la peste, le tout avec des données précises sur la date et le format des éditions ; il cite enfin un petit manuscrit autographe de Frédéric Borromée, intitulé de Pestilentia quæ Mediolani anno 1630 magnum stragem edidit : ce latin est dans le texte. Quand on a lu toutes ces choses rares, le moyen de n’en rien dire et de s’en tenir à un simple récit vif et prompt ! Tous ces documens, toutes ces preuves à l’appui, sont inutiles ; ce sont des arcs-boutans peut-être solides, mais qui restent en dehors et qui gâtent le monument. Et, chose étrange, Manzoni ne se montre ainsi épaulé que lorsqu’il est dans l’histoire pure ; on dirait qu’alors il hésite et tâtonne, n’est point sûr de son fait, craint d’être pris en faute, a besoin de papiers et de témoins. Il se tourne à chaque instant vers ces derniers et leur dit : « N’est-ce pas ? » devant un auditoire qui le croirait volontiers sur parole ; mais lorsqu’il quitte les chroniqueurs et retourne à ses amoureux, oh ! alors, comme il