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des poètes, celui que nous a restitué M. Gaston Paris, le seul qui, depuis les Chansons de geste, puisse figurer dans une œuvre d’art, le fils de Berthe aux grands pieds, l’empereur à la barbe fleurie, le robuste vieillard qui terrassait les plus jeunes, et qui, marchant au milieu de ses douze pairs comme un Christ militaire entouré de ses apôtres, convertissait les païens en les foudroyant du regard ! Quelle grandeur dans les conseils qu’il donnait à son fils en livrant la couronne à la débilité de ce prince débonnaire ! quelle équité suprême dans ce législateur qui créa « le droit de Charles » et donna son nom à la justice, afin qu’elle fût respectée jusqu’à la fin des siècles ! quelle douleur poignante, profondément humaine, quand il retrouve à Roncevaux le corps ensanglanté de Roland ! « Ami Roland, que Dieu te place entre les fleurs de son paradis… Ah ! comme vont déchoir ma force et mon audace ! Qui désormais soutiendra mon empire ? Pas un ami sous les cieux, pas un seul ! — Ami Roland, je vais rentrer en France ; quand je serai à Laon, ma bonne ville, les étrangers viendront de maints pays me demander : Où est le capitaine ? Je leur dirai qu’il est mort en Espagne ; en grande douleur je tiendrai mon royaume, et ne passerai pas un jour sans me plaindre et pleurer ! »

Voilà le Charlemagne que Manzoni aurait dû nous montrer, s’il avait voulu rester poète et fidèle à la poésie. Dans cette guerre de Lombardie qu’il a prise pour sujet de son drame, il eût dû placer auprès de Didier, non pas un Adelchi trop doucement héroïque, mais Ogier le Danois, le héros de tant de poèmes, l’homme qui avait commandé l’avant-garde à Roncevaux. On sait en effet par le moine de Saint-Gall qu’Ogier le Brave, réfugié près du roi des Lombards, le fit monter au haut d’une tour pour voir arriver Charlemagne. Ils aperçurent d’abord des machines de guerre telles qu’il en aurait fallu aux légions de Darius ou de César. « Charles, demanda le roi des Lombards à Ogier, n’est-il point avec cette armée ? — Non, répondit Ogier. — Didier, voyant ensuite une troupe immense de simples soldats assemblés de tous les points de l’empire, dit de nouveau à Ogier : — Certes Charles s’avance triomphant au milieu de cette foule ? — Non, pas encore, répondit Ogier. — Que pourrons-nous donc faire, s’il vient avec un plus grand nombre de guerriers ? — Vous le verrez tel qu’il est quand il arrivera, dit Ogier ; mais ce que nous ferons, je l’ignore. » Pendant qu’il parle ainsi, paraît le corps des gardes qui n’a jamais connu le repos ; en le voyant, Didier a peur et crie : « Cette fois c’est Charles ! — Non, pas encore, » répond Ogier. Après les bataillons viennent les évêques, le clergé de la chapelle royale et les comtes. Didier croit alors voir venir la mort avec eux, et il s’écrie tout en pleurs : « Oh ! des-