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lever du rideau ! Goethe, qui admirait très fort le poète et sa tragédie, n’en sentit pas moins le défaut capital, et le dénonça dans une maxime célèbre : « il n’y a point, à proprement parler, de personnages historiques en poésie ; seulement, quand le poète veut représenter le monde moral qu’il a conçu, il fait à certains individus qu’il rencontre dans l’histoire l’honneur de leur emprunter leurs noms pour les appliquer aux êtres de sa création. » Goethe, on le voit, était d’accord avec Alfieri, et en général avec tous les hommes du métier. Un recueil suisse rapporte à ce propos le mot d’un dramaturge fécond : « l’histoire est un clou où je pends ma pièce. »

Ces scrupules de mémorialiste ont fait le plus grand tort aux drames de Manzoni. Dans son Adelchi par exemple, il avait un sujet très vaste, la chute du royaume des Lombards et la conquête de l’Italie par Charlemagne, la barbarie chassée par un barbare d’un génie supérieur qui, comprenant que la civilisation est chrétienne et latine, a les yeux sur Rome et relève le sceptre et la croix. Il y avait là une idée grandiose ; mais il eût fallu prendre parti pour Charlemagne et laisser au vieil empereur qui domine le moyen âge sa taille de géant. Au lieu de cela, qu’a fait le véridique auteur ? Il s’est efforcé de nous dire le bien et le mal avec une équité parfaite, et il en est résulté un Charlemagne amoindri, point colossal, « brillant encore, dit Fauriel, mais non au point d’éblouir le jugement et la vue. Il est religieux, mais non autant qu’il faudrait ni surtout comme il faudrait l’être pour avoir quelques scrupules sur la justice ou la sainteté des moyens de satisfaire son ambition ; les coups de sa bonne fortune sont à ses yeux les marques les plus certaines de la faveur du ciel. Magnanime toutes les fois qu’il peut l’être sans compromettre son pouvoir, généreux quand il n’y a pas d’imprudence à la générosité, il est toujours également prêt à encourager par des récompenses ou des promesses la bassesse qui se vend à ce prix et à flatter l’orgueil désintéressé de la loyauté et de la bravoure. Enfin, comme celui de l’histoire, le Charlemagne de M. Manzoni est un homme d’un sens élevé, avide de savoir et de lumières, épris d’une admiration un peu pédantesque pour les traditions, les monumens et les idées de la civilisation romaine, ne faisant toutefois rien aussi bien ni aussi volontiers que la guerre, ne la faisant guère autrement qu’en chef de barbares, mais la faisant contre les barbares, et semblant par là la faire au profit de la civilisation. » Tout cela est ingénieux, finement observé, dessiné en partie d’après nature : le modèle venait de mourir à Sainte-Hélène, et, comme son « prédécesseur » du moyen âge, avait répudié une Hermengarde particulièrement sympathique à Manzoni ; mais quelle différence avec le Charlemagne