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flammes s’éteignent et que les œuvres d’actualité, si éclatantes au moment de l’éruption, ne sont plus à la fin qu’un amas de scories. Fureurs politiques, passions nationales, haine de l’étranger, pathos et chauvinisme ! Voilà ce que nous disions nous-mêmes avant Sedan ; nous avons changé depuis lors.

Ce qu’il y a de plus admirable chez certains Italiens, c’est qu’en faisant ainsi de l’art au profit d’une idée et d’une cause, ils savaient fort bien qu’ils se condamnaient à l’oubli. Ils immolaient de part-pris leur réputation à l’intérêt du moment, et criaient en hommes résolus : « Périsse mon œuvre et mon nom, pourvu que l’Italie vive ! » Guerrazzi confessait volontiers que « les écrits tissés avec la main de l’art durent plus que ceux créés par la passion. La passion, comme Jupiter qui brûle Sémélé, réduit une œuvre en cendres par le jet enflammé de ses délires ; l’art procède avec la science magistrale des sculpteurs, et ses bas-reliefs, achevés à coups de lime, défient les siècles ; les œuvres de l’une enfin vivent le temps d’une fièvre, les œuvres de l’autre peuvent durer autant qu’un monument en pierre, un système, une forme du beau, souvent même au-delà. C’est ainsi que les monnaies étrusques et romaines, en cessant d’avoir cours, sont devenues des médailles… Ma conscience fut de réveiller mon pays de sa léthargie, et je crois y avoir aussi contribué pour ma part. Au jour de l’espérance, en se promenant sur les côtes de la Gavinana, la jeunesse italienne a lu mes écrits, s’y est inspirée d’une audace magnanime, et cela me suffit. »

Aussi les œuvres de Manzoni ont-elles gardé plus de fraîcheur et de saveur que celles de ses émules et même de ses disciples. Elles portent leur date, mais une date littéraire, non une date politique ; en les lisant dans l’année où nous sommes, on s’aperçoit bien vite qu’elles remontent aux vieilles querelles entre les classiques et les novateurs. Il y eut en Italie, vers 1820, un mouvement romantique assez actif, une réforme catholique et libérale, qui occupa des savans comme Carlo Troya ou séduisit des artistes comme Luigi Tosti. On connaît ce groupe de jeunes Lombards, qui comptaient dans leurs rangs Silvio Pellico et Berchet, et qui devaient y attirer plus tard Tommaso Grossi et Massimo d’Azeglio ; par ce dernier, ils se rattachèrent au Piémont, où pointaient Balbo et Gioberti. Il se produisit alors une activité littéraire intéressante, résumée avec art dans les études récentes de M. de Sanctis[1] : les anciens vivaient encore, un peu disséminés, mais toujours en vue : Foscolo, Monti, Pindemonte, Giordani, restaient debout en face de

  1. Storia della letteratura italiana di Francesco de Sanctis. Napoli, Morano, 1870-72, 2 vol. in-12.