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et bariolée, se parle pourtant et se comprend déjà de Suse à Marsala. Des idiotismes piémontais ou lombards courent dans le midi de la péninsule, tandis que des locutions siciliennes ou napolitaines font la joie des gens du nord. Le chef florentin, cette exclamation charmante qui dit tant de choses en un seul mot, qui réfute l’interlocuteur, le remet à sa place, lui rit doucement au nez, lui dit à la fois : « Bah ! fi donc ! oui-da ! tarare ! à d’autres ! pas si bête ! » ce che, tout grâce et finesse, qui, accompagné d’une petite moue et d’un clignement d’yeux, vous prouve que vous avez affaire à un homme avisé qui ne sera jamais votre dupe ; ce che digne de la Grèce, impossible à traduire, et que les Teutons rendent fort mal quand ils crachent leur gros mot de doch, — ce che, disons-nous, part maintenant comme un trait, et à chaque instant, dans les salons de Palerme ou de Venise. Aucune académie ne l’a imposé, aucun vocabulaire ne le supprimerait.

Autre objection : le toscan est fort beau sans doute, et Dante en a fait tout ce qu’il a voulu (à supposer que Dante n’ait employé que le toscan, lui qui savait tous les dialectes, et à qui l’on a reproché même des gallicismes) ; mais le toscan usuel, malgré ses airs pimpans, dégourdis, ses câlineries, ses pétulances, ses familiarités cavalières, pourra-t-il jamais s’accommoder à la gravité des Piémontais, qui sont des Flamands, ou à la ferveur des Calabrais, qui sont des Africains ? Le Tasse se plaignait déjà de cette vivacité toscane qu’il n’avait pas, et qui est si différente de la volubilité napolitaine, et il reprochait aux puristes de l’Arno de vouloir imposer à tous leur instrument. Manzoni affirme que tout ce qu’on dit en Italie, on le dit à Florence. Cela est vrai ; mais on le dit à la florentine : or il est certain que la manière d’exprimer les choses en modifie l’esprit, même le sens. Si Hegel par exemple n’avait eu à sa disposition que le vocabulaire de Giusti, il eût été beaucoup plus agréable à lire assurément, il se fût fait mieux comprendre des autres et peut-être aussi de lui-même, mais il n’eût jamais écrit la Phénoménologie. Nous croyons donc le conseil de Manzoni insuffisant et impraticable ; il eût fallu, pour le suivre, que l’Italie consentît à devenir muette, comme la Lucinde du Médecin malgré lui, pour l’amour de l’homme heureux qui viendrait lui rendre la parole. L’Italie aimait assez Manzoni pour lui faire ce plaisir ; mais, lui mort, consentira-t-elle à se taire ? Et quel auteur de lexique aura l’autorité qu’il faut pour lui dire : Parle maintenant, et parle comme je veux !

Ces réserves faites, comment ne pas admirer la conviction profonde, la puissance de réflexion, de travail, « la longue étude et l’amour énergique, » la verve enfin, la fougue du poète octogénaire dans la défense du drapeau qu’il tenait levé depuis soixante ans !