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bord les objections de Fauriel, que malgré la confusion des langues l’Italie avait toujours eu de grands écrivains, qu’il n’était peut-être pas si fâcheux d’avoir à choisir ses mots, à trier ses locutions, à se tenir au-dessus des jargons et appuyé sur les vieux maîtres : la part du talent n’en pouvait être que plus belle, et aucune dictature au monde ne vaudra jamais la liberté. On aurait pu répondre encore que le français n’est pas tout à fait la langue universellement répandue que l’étranger nous envie : divers patois règnent encore aux frontières, et le gouvernement de Louis-Philippe a fait contre eux dans les écoles une campagne qui ne les a pas détruits radicalement. Le dictionnaire de l’Académie a moins d’autorité que ne le croyait Manzoni ; non-seulement il ne suffit pas à tous les besoins de la littérature et de la conversation, mais il manque lui-même de fixité, parce qu’il n’est (on l’a dit) que le secrétaire de l’usage, et l’usage, à Paris surtout, change tous les jours. Le sens des mots varie continuellement : tel vocable qui passait pour très noble est devenu ridicule, tel autre qu’on regardait comme honnête est maintenant de mauvaise compagnie, tandis qu’en revanche, et surtout sous le dernier empire, quantité de termes qui n’étaient permis qu’aux halles ont passé dans le langage de la cour. Les quarante ne mènent donc pas la langue, ils la suivent au contraire, tirés par elle et incapables de la retenir. D’autre part, si l’Ile-de-France a imposé son dialecte au pays entier, c’est là un grand événement politique ou plutôt le résultat d’une longue suite d’événemens qui ont été l’œuvre des siècles. Rien de pareil de l’autre côté du Mont-Cenis. Florence, la ville où l’on parle le mieux, n’a été jusqu’à nos jours que le chef-lieu d’un petit pays qui ne s’est point soucié de dévorer les autres, et si elle a gardé les grâces de l’ancien idiome, c’est précisément parce qu’elle n’est pas trop entrée chez ses voisins. Pour son bonheur peut-être, elle n’a jamais eu tout à la fois la cour, l’académie, l’université, le parlement, la société, le monde enfin, car c’est tout cela que Paris appelle le monde ; elle n’a jamais été l’Italie entière, le centre où affluaient toutes les intelligences du pays. Quand Manzoni écrivit son mémoire, elle était, il est vrai, la capitale du royaume, mais elle ne l’est déjà plus, et c’est à Rome que le pouvoir ambulant paraît décidément établi ; c’est donc à Rome qu’en dépit de tous les dictionnaires futurs se formera la langue unitaire et nationale. Et elle se formera toute seule, sans les livres, malgré eux et souvent contre eux. Les chambres, l’armée, l’université, les bureaux, les travaux publics, tout ce qui appelle et retient ensemble les citoyens de toutes les provinces, voilà les écoles mutuelles d’où sortira l’italien de l’avenir. Cela est si vrai que cette langue générale, encore un peu confuse