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tant bien que mal, des betteraves qui faisaient volontiers figure de navets; lorsqu’elles atteignaient un poids de 700 grammes, on criait au miracle. C’était une sorte de petit désert; on eût dit que le vent mortel que les Arabes appellent semoun, — les poisons, — avait soufflé là. De cette plaine maudite où l’on ne récoltait que des coups de vent en hiver et des coups de soleil en été, on est en train de faire un jardin maraîcher d’une fertilité incomparable, grâce à nos eaux d’égout que l’on y conduit et que l’on y distribue. L’expérience dure depuis quatre ans; elle est décisive et concluante. Les détritus de Paris sont une richesse agricole de premier ordre ; ils transmutent le sable en terre promise.

A l’embouchure même du grand collecteur, un puisard est creusé qui reçoit une partie des eaux de la cunette. Deux siphons, animés par une machine à vapeur de 40 chevaux, aspirent les eaux, qui s’engagent dans une conduite de fonte. Celle-ci suit le chemin de halage, traverse la Seine aux îles Robinson et Vaillard sur le pont de Clichy, prend le chemin d’Asnières à Saint-Denis et aboutit à un large réservoir en pierres meulières qui s’élève comme une tour trapue à l’entrée des terrains nommés les Grésillons. Le réservoir se vide méthodiquement dans un canal droit qui ressemble à une petite digue construite parallèlement à la rivière; la même opération se fait en face l’île Saint-Ouen, où un siphon amène les eaux du collecteur départemental; l’égout venu d’Asnières, l’égout venu de Saint-Denis se rencontrent et se mêlent dans le canal, qui est la grande artère où coule la fécondité. Ce canal est le principe et le maître de l’irrigation. Tous les cannelets et toutes les rigoles d’arrosement viennent se brancher sur lui ; il suffit de lever une petite vanne pour que l’engrais liquide arrive en abondance et se répande sur les terres voisines, qui l’absorbent, se modifient et acquièrent une telle valeur que l’hectare se loue déjà 600 francs par année. L’eau d’égout ainsi distribuée donne par évaporation un terreau noir d’une richesse extrême et absolument inodore. On s’attend, en parcourant ces jardins maraîchers exploités et couverts de verdure, à être saisi au passage par des senteurs d’un aloi douteux : nulle odeur, si ce n’est le parfum pénétrant des absinthes, des camomilles et des sauges. Un parfumeur célèbre de Paris a établi là une grande usine; il a loué des terres et y cultive, entre autres plantes odoriférantes, la menthe poivrée, que nous étions obligés de demander à l’Angleterre, qui la récolte dans les marais de la Tamise.

L’ardeur de production que développent ces terrains ainsi arrosés est si puissante que l’asperge, ce légume paresseux par excellence qui partout demande trois ans et même quelquefois cinq ans pour être en état de paraître sur nos tables, arrive en deux ans à peine