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encore dans ses parties les plus belles. Il ne sera pas sans intérêt de revoir à distance la muse qui a chastement ému plusieurs générations de lecteurs. L’homme aussi veut être étudié : il nous offre le spectacle intéressant d’une rare longévité sans défaillance. Sa vie de repos a été aussi longue que sa vie de travail, mais l’une n’a pas fait oublier l’autre ; il a pu se taire quarante ans sans se survivre, et il est mort intact, en pleine gloire, objet d’une dévotion qui allait croissant de jour en jour. Il y a là un fait à expliquer, peut-être une leçon à prendre ; aussi ne perdrons-nous pas notre temps en abordant encore, avec la respectueuse sincérité qu’il mérite, cet homme de génie qui fut un homme de bien.


I.

Le sonettiste le plus simple et le mieux inspiré par la mort du maître, M. Achille Mauri, lui disait l’autre jour : « Ton convoi ressemble à un triomphe. Ce qui t’a valu tant d’honneurs, ce n’est pas seulement la hauteur du génie, l’éclat de l’imagination, l’abondance du savoir aspirant toujours à de nobles fins, c’est encore le puissant amour pour l’Italie, amour qui la nourrit, l’aida par la parole à sa grande entreprise, c’est enfin le saint exemple de ta longue vie. » Tout cela est juste et mérité ; notons cependant que dans tous ces discours et poèmes funèbres on a fait la part trop grande au patriote. Manzoni fut sans doute très Italien dès sa première jeunesse ; il a été pourtant moins actif et moins imprudent qu’on ne se plaît à le dire aujourd’hui. On fouille volontiers dans les œuvres les plus anciennes du poète, et l’on ne se sent pas de joie quand on y découvre, dans un sonnet à l’honneur du réfugié Lomonaco, des vers où l’Italie est traitée de marâtre, et où le poète lui dit : « Opprimée par les barbares, tu opprimes tes enfans, après quoi tu déplores tes malheurs et tes fautes, toujours pénitente et jamais changée. » Dans les drames de Manzoni, l’on est allé droit aux chœurs, et dans ces chœurs on a souligné les passages sur les divisions des Italiens :


« Ils sont tous d’une même terre, ils parlent tous la même langue, l’étranger les appelle frères, la langue commune transparaît sur leur front. Cette terre fut leur nourrice à tous, cette terre maintenant souillée de sang, que la nature a séparée des autres et entourée des Alpes et de la mer. — Ah ! lequel d’entre eux a tiré le premier l’épée sacrilège pour frapper son frère ? terreur ! de ce conflit exécrable, quelle est l’exécrable raison ? Ils ne la savent pas ; ici chacun est venu, sans