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d’étain pour faire des balles, et chaque jour ils allèrent s’embusquer, à l’abri des rideaux et des bouquets d’arbres, sur les routes que parcouraient les éclaireurs ennemis ; ces hardis cavaliers reculèrent plusieurs fois, au nombre de vingt-cinq ou trente, devant quatre ou cinq hommes, sûrs de leurs coups, qui les attendaient de pied ferme, et, bientôt dégoûtés du métier, ils se tinrent à distance, ce qui prouve que, s’ils avaient été partout accueillis de la même manière, nous aurions eu moins souvent l’occasion de vanter leur témérité. Un brave paysan, Joseph Dulin, se signala surtout dans cette chasse aux éclaireurs par une audace à toute épreuve. Armé d’une lourde canardière, il allait seul, en sabots et en bonnet de coton, faire des reconnaissances à 7 ou 8 kilomètres; les Prussiens avaient maltraité son cheval, il avait juré de ne jamais leur pardonner, et d’en descendre le plus possible, — il tint parole.

On était à peu près certain que l’ennemi ne tarderait pas à revenir en force pour punir les habitans d’avoir osé se défendre; 500 mobiles et mobilisés armés de mauvais fusils à piston, dépourvus la plupart de toute instruction militaire, furent envoyés à Longpré. Ils occupaient ce village depuis quelques jours, lorsqu’on vint annoncer qu’une forte reconnaissance se montrait de l’autre côté de la Somme, dans le camp romain qui domine le village de Létoile. Le pont était coupé, mais l’ennemi pouvait passer au moyen de bateaux, et une quarantaine d’hommes, mobiles et gens du pays, se portèrent à la hâte vers la rivière, où ils se tinrent cachés le long du talus. L’avant-garde prussienne était descendue des hauteurs et s’avançait sans défiance dans une rue de Létoile qui faisait face à l’embuscade française. Une décharge bien dirigée renversa une dizaine d’hommes, et l’avant-garde courut s’abriter dans les maisons. Deux compagnies de mobiles arrivaient pendant ce temps sur le lieu de l’action; elles s’étaient portées, sans être vues, sur les bords de la Somme, et se dérobaient derrière des remblais et les débris du pont, lorsqu’une colonne prussienne arriva pour soutenir son avant-garde. Elle marchait en bel ordre, par demi-sections, quand une décharge, aussi bien dirigée que la première, vint porter en plein dans les premiers rangs. Aussitôt officiers et soldats se jetèrent, comme les autres, dans les maisons, et de là par les fenêtres, les lucarnes des toits, les créneaux qu’ils ouvrirent à coups de baïonnette dans les murs en torchis, ils commencèrent un feu violent sur la petite troupe française. Le commandant Peretti della Rocca resta presque tout le temps à découvert pour montrer à ses hommes qu’il ne fallait pas craindre les balles. Le brave Dulin, qui se trouvait comme toujours au premier rang, alla, sous un feu plongeant, détacher une petite barque et traversa la Somme