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nombre, et l’on a cherché depuis, mais en vain, à rendre à Abbeville son ancienne prospérité; les guerres continuelles qui ont dévasté ses environs ont aussi contribué à l’amoindrir, mais du moins elles n’ont jamais affaibli son inviolable attachement à la cause nationale, et ses habitans, à toutes les époques, ont justifié l’honorable devise de leurs armoiries : fidelis. L’un d’eux, un obscur, bourgeois du XIVe siècle, Ringois, s’est même élevé à la hauteur des plus grands dévoûmens de l’antiquité. Abbeville et le Ponthieu ayant été cédés à l’Angleterre par le traité de Brétigny, de continuelles révoltes éclatèrent contre la domination de l’étranger; Ringois, qui s’était mis à la tête du mouvement, fut pris dans une émeute, et les Anglais l’amenèrent à Douvres; ils lui offrirent la liberté, s’il consentait à prêter serment à Edouard III, en l’engageant à user de son influence auprès de ses concitoyens pour leur faire accepter l’autorité de ce prince. Ringois fut inflexible; on le conduisit alors, chargé de fers, au sommet de l’une des tours du château de Douvres. « Reconnaissez-vous pour maître notre roi Edouard? demandèrent les Anglais, en lui montrant les flots qui se brisaient au pied des murailles. — Je ne reconnais pour maître que Jean de Valois! » Et il fut à l’instant précipité dans la mer. Rome lui eût dressé des statues ; chez nous, peuple oublieux que nous sommes, son nom est à peine connu en dehors de sa ville natale..

De tous les monumens du passé, de ses quatorze églises, de ses quinze couvens, où carillonnaient plus de 150 cloches, Abbeville n’offre aujourd’hui à la curiosité des archéologues que son beffroi, le refuge de l’abbaye du Gard, qui datent du XIIIe siècle, et l’église Saint-Wulfran, qui date des premières années du XVIe. L’architecte de Saint-Wulfran s’est évidemment inspiré de Notre-Dame de Paris; la façade de la nef est flanquée de deux grosses tours quadrangulaires, hautes de 63 mètres, soit 2 mètres de moins que les tours, de Notre-Dame. Trois portes, enfoncées sous des voussures et ornées de nombreuses statues, dont, quelques-unes sont d’une belle exécution, s’ouvrent sur le portail; mais ce portail, œuvre d’une époque de transition, prouve que les artistes du XVIe siècle étaient devenus à peu près étrangers aux traditions du symbolisme chrétien. Les grandes épopées sculpturales qui rappellent, comme à Amiens, la vie de l’humanité depuis la création jusqu’au jugement, dernier ont disparu pour faire place à des personnages très divers, qu’aucune idée générale ne relie entre eux, et qui sont pour la plupart les patrons des corporations industrielles de la ville; enfin pour rendre plus sensible encore l’affaiblissement de l’inspiration, catholique, la nef des Eons, placée sous la voussure.de l’une des portes latérales, offre le trivial emblème de l’invasion du réalisme..