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Si ces lois germaniques n’avaient été que les pâles reflets d’une barbarie inerte, qui doute qu’une fois transportées dans l’empire elles n’eussent été promptement étouffées par le droit romain? Certes elles lui étaient inférieures; elles n’en avaient pas moins ce privilège d’être des organismes vivans, de sincères expressions d’un progrès actuel et continu. Elles n’étaient pas, comme le droit romain, des œuvres de haute raison, savantes et réfléchies; mais la coutume primitive, l’instinct naturel des peuples respiraient en elles. Il ne faut que quelque attention pour suivre la trace de ces lois personnelles persistantes pendant une partie du moyen âge à côté du droit romain, qu’elles ne prétendent pas restreindre. Nous ne disons pas avec Montesquieu que chacun pouvait choisir sa loi : il n’y aurait eu à ce compte ni vainqueurs ni vaincus; mais la liberté consistait en ce que chacun pût, après la conquête, continuer à vivre sous la loi que comportait sa nationalité. Une formule de Marculfe (I, 8), probablement du VIIe siècle, invite les ducs royaux à garantir aux divers sujets. Francs, Burgundes ou Romains, la jouissance de leurs lois particulières. Un capitulaire d’Aquitaine dit que Romains, Saliens et autres doivent vivre paisiblement sous leurs différentes lois. On connaît la fameuse lettre d’Agobard, évêque de Lyon, à Louis le Débonnaire : au nom des idées de centralisation et d’unité que représente l’église, il y déplore la multiplicité des droits personnels; cinq hommes réunis par hasard dans une maison, dit-il, vivent quelquefois sous cinq législations différentes. La loi salique est non-seulement invoquée, mais pratiquée aux Xe et XIe siècles en France; les codes anglais de Henry II la mentionnent encore, avec la loi ripuaire, au XIIe. Les professiones juris, c’est-à-dire ces formules par lesquelles, en tête de tout contrat, les signataires déclaraient sous quelle loi ils faisaient profession de vivre; offrent de pareils témoignages pour les codes salique, ripuaire et alamannique en Italie jusqu’au XIVe siècle. À cette époque, le droit romain, qui n’avait donc pas péri, qui avait vu seulement diminuer son caractère et son rôle, — ranimé par les ressouvenirs érudits de la renaissance, se releva, en Italie d’abord, et de nouveau avec un caractère de loi générale, s’imposant à tous, sans distinction de race ni d’origine; mais en face de lui désormais subsistaient ineffaçables les vestiges et l’influence du droit germanique, réfugié, un peu obscurément sans doute, dans ce domaine inaccessible et mêlé des coutumes, opposé au domaine du droit écrit.

Or cette longue persistance des lois barbares, avec un double caractère de personnalité et de tolérance si authentique et si constant dans les états issus de la conquête, ne laisse pas douter que l’introduction de ces lois ait profité au développement d’un des principes de la société moderne, celui de la personnalité, de l’in-