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toutefois qu’à le prendre dans toute sa rigueur il risquerait de mutiler et d’altérer l’histoire de nos origines. Recherchons en quelle mesure il est permis d’affirmer qu’il y a bien eu au commencement du moyen âge une double sorte d’invasion germanique et une véritable conquête, et voyons s’il n’est pas vrai que certains traits intimes et profonds, persistant jusque dans nos sociétés modernes, relèvent d’une autre influence que celle du génie romain ou du christianisme, et remontent en réalité jusqu’à cette conquête même.


I.

Nul n’a jamais cru ni enseigné que l’invasion germanique ait surpris le monde romain comme une subite avalanche. Une série de quatre ou cinq siècles, que dis-je? une série de dix siècles, depuis l’apparition des Gimbres jusqu’aux ravages des Northmans, jusqu’aux croisades, qui continuent à certains égards un mouvement si vaste, d’innombrables infiltrations amenant la barbarie, tantôt humble et docile, tantôt indisciplinable et perfide, jusqu’au centre de la société organisée de l’empire, et y créant mille nouveaux foyers, — outre cela des coups de violence, de grandes migrations de tribus qui, avec femmes et enfans, venaient occuper, par la force au besoin, des provinces romaines tout entières, et y dépouiller, soit brutalement, soit avec une apparence de légalité, les possesseurs, — il a fallu ces phases diverses, réparties sur un si long temps, pour voir s’accomplir dans toutes ses parties une évolution historique qui a été en réalité profondément complexe et ne saurait être demeurée inféconde.

La première et la principale cause qui rendait l’invasion inévitable a été l’irrémédiable affaiblissement de l’empire. César, en passant deux fois de sa personne sur la rive droite du Rhin, avait désigné de ce côté à ses successeurs l’espoir anticipé d’une nouvelle conquête, et Auguste en effet, après les expéditions hardies de ses deux beaux-fils, Drusus et Tibère, avait cru réduire tout le pays jusqu’à l’Elbe : le désastre de Varus était venu le convaincre de son erreur. Comme compensation de n’avoir pu s’assurer au-delà du Rhin une autre province, Rome forma dès lors sur le sol même de la Gaule et sur la rive occidentale du fleuve deux prétendues provinces de Germanie, en y comprenant tout au plus quelque étroit territoire de la rive droite, bientôt muni d’une ligne continue de fortifications. C’était marquer aux yeux de tous qu’après avoir pratiqué jusqu’alors une politique offensive à l’égard de ses voisins, elle ne prétendait plus, instruite par ses revers, qu’à une attitude purement défensive. Ces fortifications purent servir à prolonger sa