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sentir notre prochain départ. La joie et aussi la haine se donnèrent carrière quand par le pont et le gué de Crimée commencèrent à s’écouler nos régimens. Triste défilé, qui promettait déjà une bien triste retraite ! « Tous les Français, raconte un témoin, avaient l’air de véritables mendians ; nous-mêmes, les mougiks, nous n’étions pas plus mal vêtus. Derrière eux venaient les canons, les fourgons, les voitures avec les femmes. Etaient-ce leurs femmes ou leurs maîtresses, Dieu est maintenant seul à le savoir. Une d’elles était montée sur une télègue, et conduisait elle-même. La télègue était chargée à verser. Des soldats passèrent le gué à cheval : la mamzelle s’avisa de les suivre, mais elle dévia sur le côté, tomba dans un endroit rapide, et le cheval se mit à tournoyer. Les soldats avaient continué leur chemin. La mamzelle criait bien de toutes ses forces. Plusieurs gaillards des nôtres entrèrent dans le gué, la poussèrent dans l’eau, prirent le cheval par la bride, ramenèrent la voiture sur le bord et vinrent tout d’un trot à l’Ostojenka. — Pour toi, mamzelle, disaient-ils, que ton bon ami vienne donc te sauver ! »

Moscou n’était pas au bout de ses épreuves. Un corps français resté au Kremlin entretenait les craintes des habitans. Pourquoi ne partait-il pas avec les autres ? On le sut bientôt. Tous les récits sont empreints de la vive terreur qui s’empara des Moscovites quand retentit dans la nuit cette triple explosion qui brisa les tours et les murs du Kremlin, anéantit le palais impérial, fendit de haut en bas le kolokolnik d’Ivan, fit trembler toutes les maisons de la ville, à tel point que les dormeurs éveillés en sursaut sentaient la terre « bondir sous eux comme un animal vivant. » Terribles adieux que laissa derrière lui Napoléon, vengeance barbare qui lui mérita l’anathème du poète et la malédiction qui s’éleva


………… Du Kremlin, qu’il brûla sans remords.


Suivrons-nous dans sa retraite la grande armée ? Tous les mémoires du temps sont remplis de cruautés commises contre les prisonniers français. Je ne trouve pas dans nos récits de scènes aussi effroyables ; au contraire les prisonniers français sont secourus, consolés par les paysans russes, qui leur apportent de la nourriture chaude et de l’eau-de-vie, et refusent d’accepter leur argent. Surtout j’y trouve un sentiment de compassion émue pour ces malheureuses victimes de l’ambition napoléonienne.

La religion ne pouvait manquer de mêler ses légendes au souvenir de la guerre de délivrance. On sait que l’image de saint Serge accompagna l’armée russe, poussant devant elle les débris de la