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vous revoyez les miens, portez-leur mon dernier adieu. — Nous nous prosternons devant elle comme devant une défunte, et nous partons. La chambre était déjà pleine d’une épaisse fumée. »

Les survivans étaient encore plus à plaindre. Nous n’avons guère à nous mettre en frais d’imagination pour nous figurer ce que pouvait bien être l’existence des 20,000 ou 30,000 habitans de Moscou réduits à végéter parmi ces vastes ruines. A Paris, à Strasbourg, à Mézières, à Verdun, à Thionville, à Longwy, on sait ce que c’est que de vivre dans les caves et les maisons ruinées, au milieu des privations, des angoisses et des fausses nouvelles, tandis que la tempête de feu sévit au dehors. Des Russes de 1812, beaucoup s’en allaient camper sur les bords de la Moskova, dans la prairie Orlof, voyant sur le pont de Crimée défiler les bataillons innombrables de leurs ennemis et contemplant l’effondrement de leur cité. Ils étaient là, femmes, enfans, vieillards, à peine vêtus de ce qu’ils avaient pu arracher aux flammes et aux pillards, couchant sur la terre détrempée, sans défense contre les brouillards du fleuve ou la fraîcheur des nuits d’octobre. On y voyait des dames du monde soudainement enlevées à leur opulence et confondues dans cette multitude. L’incendie avait dévasté leur hôtel, les soldats avaient pris leur voiture, leurs serviteurs avaient fui; elles se trouvaient seules, malades quelquefois, récemment accouchées, plus misérables que les femmes de mougiks parce qu’elles n’avaient pas l’habitude de la misère; mais le malheur commun anéantissait les distinctions de rang pour ne laisser subsister que les sentimens de fraternité humaine et de pitié miséricordieuse. Les pauvres s’émouvaient des souffrances des riches, et la noble femme, naguère dédaigneuse de toute parure qui ne venait pas en droite ligne de Paris, acceptait avec reconnaissance le pauvre mouchoir de laine dont se dépouillait pour elle quelque serve compatissante, ou la crasseuse touloupe de peau de mouton qu’un mougik étendait sur ses membres frissonnans. Les églises servaient d’asile au plus grand nombre : elles échappaient très souvent à l’incendie, car elles sont habituellement construites en pierre et isolées dans un enclos. C’était là qu’on se réfugiait par bandes et par familles entières, chacun s’arrangeant de son mieux dans un coin, couchant les uns à côté des autres sur le pavé. Ce qu’on avait, on le partageait en frères. Dans cette immense destruction de propriétés, qui pouvait encore songer au tien et au mien? Les hommes allaient rôder par les potagers, par les caves à demi effondrées, par les marchés abandonnés. Sous les décombres fumans, on retrouvait parfois une balle de thé, du sucre un peu roussi, de la farine agglomérée par l’eau et solidifiée par l’incendie; on prenait tout sans scrupule. Les