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ne devait plus les mettre à mort, mais les diriger sur Kalouga. Comme on en fut content! »

A Moscou, à partir de la tentative faite par quelques hommes du peuple pour défendre le Kremlin, les troupes d’occupation ne rencontrèrent plus aucune résistance. Les plus exaltés des Moscovites devinrent des incendiaires, et tombèrent entre les mains terribles de nos patrouilles. Toutefois il se commit plus d’un attentat contre les soldats isolés. Tel pillard qui s’était hasardé dans quelqu’une des caves où les indigènes trouvaient un abri n’en sortait plus. La petite marchande Anna Grigoriévna, de l’hospice Chérémétief, a toute une théorie sur la question. « Mon père était resté seul dans notre cave avec moi et avec les femmes. Le malheur voulut qu’un soldat ennemi forçât la porte. Il avait sur l’épaule un énorme gourdin; il le brandit de la main gauche, et de l’autre saisit mon père à la gorge. Je me précipitai sur le brigand, j’empoignai son gourdin et l’attrapai lui-même par la nuque. Il tomba; alors tout le monde se jeta sur lui; on lui fit son affaire en un instant, et on le traîna dans l’étang. Dans cet étang et dans les deux puits, nous avons jeté pas mal de ces hôtes non invités. Ils arrivaient parfois quatre ou cinq. Ils fouillaient partout, nous ne bougions pas; ils voyaient bien d’eux-mêmes qu’il n’y avait rien à prendre, et, s’ils s’avisaient de vouloir nous faire du mal, on savait les mettre à la raison, pas un ne sortait vivant. Cela faisait mal au cœur, mais avant tout on tient à sa peau. Si, après les avoir battus, on les avait relâchés, vous sentez bien qu’ils seraient partis furieux et seraient revenus en bande pour nous exterminer tous jusqu’au dernier. Donc pas de pitié; à mort! — Je me souviens qu’un jour le marchand Zaroubine vint nous trouver; les ennemis logeaient chez lui et demandaient s’il n’y avait pas moyen d’avoir du poisson. Zaroubine savait que dans notre étang, celui de la générale Kisselef, il y avait des carassins. Il dit à mon père : — N’y a-t-il pas moyen de jeter mon filet dans votre étang? — Pas de permission à demander ! répondit mon père, l’étang n’est pas à nous; mais que vas-tu prendre dans ton filet, Grégoire Nikitich? Un carassin, — ou un troupier? »

Pourtant beaucoup de Moscovites qui compatissaient aux misères de nos soldats parce qu’ils les partageaient, et en qui le patriotisme blessé n’avait pas étouffé tout sentiment d’humanité, répugnaient à ces égorgemens. Les meurtriers n’étaient pas toujours des gens des basses classes du peuple, c’étaient parfois des hommes d’une condition fort supérieure à celle des mougiks, qui se vengeaient de la conquête par le guet-apens. « Dieu me permit vers ce temps, raconte André Alexiéef, de voir un grand péché. J’allai un jour de grand matin au Champ-des-Demoiselles ; je voulais voir