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contre le barine, ils ne ménageraient pas l’intendant... Bientôt le bruit se répandit que l’ennemi pillait Moscou et les campagnes environnantes, qu’il n’épargnait même pas les églises, et que cependant on ne proclamait pas la liberté des paysans. Alors ils commencèrent à soupçonner qu’on les avait trompés, et ils s’enfuirent dans la forêt avec leur bétail et tout es qu’ils possédaient. »

C’est ainsi que, grâce aux réquisitions de l’autorité militaire et aux excès des traînards de la grande armée, le désert s’était fait devant Napoléon. Plus de bétail, plus de provisions; l’habitant en fuite, campé avec les femmes et les enfans au plus épais de la forêt, — ceux que l’on parvenait à saisir, irrités et muets. Peu à peu une sorte de résistance s’organisa dans les villages : les éclaireurs et les maraudeurs étaient reçus à coups de fourche ou à coups de fusil, et le paysan ne faisait point de quartier. « Les ennemis se montraient presque chaque jour dans notre village (Bogorodsk), raconte la femme de pope Marie Stepanovna. Dès qu’on les apercevait, on courait aux armes dans tout l’endroit; nos cosaques les chargeaient avec leurs longs sabres et leurs pistolets, et derrière les cosaques couraient les paysans, qui avec des haches, qui avec des fourches. Après chaque affaire, on amenait une dizaine de prisonniers et souvent plus, que l’on noyait dans la Protka, qui coule près du village, ou bien on les fusillait dans la prairie. Les malheureux passaient sous nos fenêtres; ma mère et moi, nous ne savions où nous cacher pour ne pas entendre leurs cris et les coups de feu. Mon pauvre mari, Ivan Demidovitch, devenait tout pâle; la fièvre l’empoignait, ses dents claquaient; il était si compatissant! Un jour, les cosaques amenèrent quelques prisonniers et les enfermèrent dans une remise en pierre. — Ils sont trop peu, disaient-ils; ce n’est pas la peine de s’y mettre pour eux. Aux premiers que nous prendrons, on les fusillera ou on les noiera tous ensemble. — Cette remise avait une fenêtre garnie de barreaux de fer. Les paysans allaient regarder les prisonniers et leur donnaient du pain et des œufs cuits. On ne voulait pas qu’ils souffrissent de la faim en attendant la mort. Lorsque les ennemis faisaient irruption, il semblait qu’on les aurait bien pendus de sa propre main; lorsqu’ils étaient prisonniers, toute votre colère tombait. Un jour que je leur portais à manger, je vis à la fenêtre un jeune homme, — si jeune! Il avait le front appuyé aux barreaux; les larmes coulaient de ses yeux, ruisselaient sur ses joues. Moi-même, je me mis à pleurer, et encore aujourd’hui je ne puis me souvenir de lui sans que le cœur me défaille. Je lui glissai des lepecheks par les barreaux, et je m’enfuis sans regarder derrière moi. Tout à coup arriva un ordre de l’autorité : tous les prisonniers qu’on ferait à l’avenir, on