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cuire des lepecheks, à raccommoder leurs vêtemens, « et les Français payaient si bien! Pas besoin de faire de prix avec eux; on savait qu’ils étaient justes. » Il survenait parfois aussi de la brouille dans le ménage. « Il y avait chez nous une religieuse d’un certain âge. Depuis quelques années, elle avait perdu l’esprit, mais sa folie était paisible. Elle ne faisait de mal à personne, si bien que la mère igoumène (la supérieure) la garda. Ceux qui ne la connaissaient pas ne pouvaient soupçonner qu’elle fût en démence; elle parlait si raisonnablement quelquefois! Les Français l’avaient prise en affection. Les autres religieuses les fuyaient; elle au contraire parut enchantée de les voir. Elle les accompagna dans tout le monastère, les conduisit dans toutes les églises, s’assit à la place réservée à la supérieure, leur dit qu’elle était l’igoumène,... et cent autres contes; puis elle se mettait à chanter et à rire. Eux ne comprenaient pas ce qu’elle disait et sans doute ne savaient pas qu’elle n’avait plus sa tête à elle; ils l’aimaient pour sa bonne humeur. Elle riait, et ils riaient. Tout le monde tremblait qu’elle ne leur montrât le grenier où étaient cachés les vases sacrés... Dieu eut pitié de nous. — Un Français apporta un jour une pièce d’étoffe et demanda si on ne pouvait pas lui en faire un pantalon. On appela la folle : elle dit qu’elle le ferait vite et bien. Le Français fut enchanté, et apporta un pantalon pour modèle. Elle le prit en disant: — Demain, moussié, ce sera prêt. — Dès qu’il eut tourné le dos, elle prit le pantalon et la pièce d’étoffe, le coupa en menus morceaux qu’elle cacha. Le lendemain arrive le Français; elle lui apporte ce tas de chiffons tout en riant à mourir. L’autre prit fort mal la chose; il pensa sans doute qu’elle avait voulu se moquer de lui, et la battit d’importance. Depuis ils se raccommodèrent; elle ne lui tint pas rancune, et continua, comme par le passé, à babiller et à rire avec les autres Français. »

Les gens du peuple se louent également du caractère humain et ouvert de nos soldats. Ceux-ci prenaient sans scrupule leurs provisions, mais il arriva souvent qu’ils les nourrissaient des leurs. Quelquefois ils les mettaient en réquisition pour les conduire à un marché ou porter des fardeaux; cependant ils partageaient volontiers avec eux le fruit de leurs recherches. « Mes Français, raconte un réquisitionné, sondaient, sondaient toujours dans tout le Marché aux Oiseaux, et ne trouvaient rien. Ils ne purent prendre que ce qui était en vue. Ils mirent la main sur un petit baril de vodka (eau-de-vie), et nous remplîmes un sac de diverses provisions. Ils dirent alors : Alo ![1] et je me mis à porter derrière eux toutes ces provisions... Pendant que nous marchions, ils parlaient tous de Bona-

  1. Alo revient souvent dans ces souvenirs. La langue russe n’a pas de son pour reproduire la prononciation nasale de allons.