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caractère sévère, taciturne, obstiné, il se faisait redouter même de sa jeune femme. Sa confiance en son Dieu et en son tsar, dans le gouverneur de Moscou et dans tout ce qui tenait à l’administration fut ce jour-là cruellement déçue. Plusieurs fois Hélène avait essayé de lui insinuer que Napoléon pourrait bien arriver; mais il levait dédaigneusement les épaules en montrant l’affiche de Rostopchine, qui contenait ces mots : « je réponds sur ma vie... » Parole de gouverneur, c’était pour lui parole d’Évangile. Ce qui était officiel devenait article de foi. « Un jour, raconte Hélène, j’étais assise sous ma fenêtre et je tricotais un bas. Soudain accourt la femme du sacristain. — Mère, me dit-elle, les gamins disent que Bonaparte est arrivé à la barrière de Dragomilof et à celle de Kalouga. — Je laissai tomber mon tricot, et je me mis à crier : — Dmitri Vlasiitch, entends-tu? — Mon mari était assis dans la chambre voisine et il écrivait. M’entendant crier, il demanda : — Qu’est-ce qu’il y a donc là-bas? — Il y a, répondis-je, que Bonaparte est arrivé; c’est la femme du sacristain qui le dit. — Il se mit à rire. — Quelle imbécile de femme tu fais! Tu crois la femme du sacristain et tu ne veux croire le général-gouverneur. Voici l’affiche du comte; je te l’ai lue, n’est-ce pas? Va donc; tu ferais mieux de faire préparer le samovar. En attendant, laisse-moi. J’écris mon sermon. — Je fais servir le dîner... Tout à coup on entendit des cris dans la rue : le père diacre se mit à la fenêtre, regarda, puis il posa sa tasse de thé sur la table. Je vis que les mains lui tremblaient et je le considérai : il était pâle comme si on l’eût enfariné. Je lui dis : — Mon bon père, qu’as-tu donc? — Sa langue était pour ainsi dire collée au palais; il murmura seulement : — Les Français!.. — et s’assit. Je lui donnai de l’eau, et commençai à lui dire qu’il ne faut désespérer de rien, que Dieu est plein de miséricorde. Il se taisait toujours; peu à peu il revint à lui, et son visage reprit couleur. Ensuite il se leva, saisit l’affiche de Rostopchine, la déchira en mille pièces, retourna à la fenêtre, y resta immobile, comme s’il était mort. Et moi, j’avais une telle peur que je n’osais lui adresser la parole. »

Les autres Moscovites avaient su concilier les illusions avec une certaine dose de prudence. Tout en espérant la victoire ou se préparant à recevoir des alliés, ils avaient eu soin de mettre en lieu sûr tout ce qu’ils possédaient. Ici les religieux emballaient les vases sacrés et les ornemens de leurs églises; ils cachaient ensuite leur trésor sous la dalle de quelque chapelle ou dans l’espace compris entre la voûte et le toit, quelques-uns imaginèrent de profiter d’un enterrement pour ensevelir leurs coffres précieux sous le cercueil du mort. Ailleurs un couple de bonnes vieilles gens soulevait mystérieusement une des grumes de sapin qui formaient le plancher de