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au petit peuple. « Sur 240,000 habitans, nous dit Rostopchine, il ne resta que 12,000 ou 15,000 hommes, qui étaient ou des bourgeois ou des étrangers ou des gens de la lie du peuple, mais personne de marque, soit de la noblesse, soit du clergé, soit des marchands. » Les personnages dont T. Tolytchef a bien voulu se constituer le secrétaire pour la rédaction de leurs souvenirs, sont donc pour la plupart de pauvres gens qui assurément n’auraient jamais eu l’idée d’écrire leurs mémoires : c’est la religieuse Antonine, ancienne serve des Apraxine, c’est le petit marchand André Alexiéef, c’est la petite marchande Alexandra Alexievna Nazarof, c’est le vieux Vassili Ermolaévitch, ancien serf de la famille Soïmonof, la femme de pope Marie Stépanovna, la femme de diacre Hélène Alexievna; ce sont de vieux prêtres, de vieux moines, de vieilles religieuses. Il a fallu en aller chercher au moins quatre ou cinq à l’hospice. Le plus fort contingent est fourni par les couvens, où d’autres narrateurs ou narratrices ont trouvé également un asile pour leur tête blanchie. Quelquefois leur mémoire s’est affaiblie; alors ce sont des enfans ou petits-enfans, qui viennent compléter ou rectifier, par les récits plus précis d’autrefois, les récits d’aujourd’hui. T. Tolytchef a tenu à laisser au langage de ces braves gens son allure populaire, ses phrases courtes et hachées, ses images pittoresques, sa profusion d’expressions proverbiales ou d’invocations religieuses. Ils ont conté longuement, minutieusement, n’omettant aucun des détails qui les concernent, ou des petites circonstances qui les ont frappés, avec les indications des jours et des heures tenacement conservées dans leur mémoire de vieillards. On voit que tout cela, pour eux, s’est passé hier. Plusieurs ont gardé de ces jours d’angoisse une si vive impression que le moindre incendie, la vue d’un casque de soldat suffit pour faire battre leur vieux cœur comme au temps où ils avaient dix ans. Ils se répètent bien un peu dans leurs narrations : hélas ! ils ont tous vu la même chose, — l’invasion, l’ennemi, l’incendie de leur ville par les leurs, la misère, la disette, le pillage. C’est la guerre qui est monotone et qui se répète gauchement dans ses horreurs. Nous avons déjà bien des documens sur 1812; les souvenirs du comte de Toll, l’apologie de Rostopchine, les récits de Domergue, de Wolzogen, de Ségur, etc. Le lecteur français ne dédaignera pas d’écouter un des personnages qui ont le plus souffert de la catastrophe; il fera bon accueil à ce qu’on pourrait appeler les Mémoires du peuple de Moscou.


I.

I.

Les petits marchands et les femmes de popes, qui n’étaient pas admis à sonder les mystères de l’entrevue d’Erfurt ni les redou-