Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 106.djvu/203

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

le monument de bronze des deux libérateurs de 1612, avec cette inscription : « au bourgeois Minine et au prince Pojarski la Russie reconnaissante. » Le bas-relief nous montre les sacrifices de la nation orthodoxe pour la libération de la patrie, les vieux pères qui amènent leur fils, les femmes, avec leur noble et pittoresque costume national, apportant leurs bijoux et leurs parures; mais c’est à l’invasion française que les vainqueurs de l’invasion polonaise doivent leur statue, inaugurée en 1818. Pénétrez dans ce Kremlin que Napoléon a voulu faire sauter, et auquel d’intelligentes restaurations ont rendu son premier caractère : si vous visitez l’église de l’Annonciation, on vous dira que les Français ont installé leurs chevaux sur son pavé d’agate; si vous allez à l’Assomption, on vous montrera les trésors qui à leur approche furent portés en lieu sûr; si vous levez les yeux vers le sommet de la tour d’Ivan, vous vous souviendrez que la croix en fut enlevée par les envahisseurs et retrouvée dans les bagages de la grande armée. La porte de Saint-Nicolas, ornée de l’image de ce vengeur des parjures, et où l’on amenait autrefois les plaideurs prêter leur serment, présente une inscription commémorative; elle rappelle le miracle qui en 1812 préserva cette porte. La tour qui la surmonte fut fendue de haut en bas; mais la fissure s’arrêta au point même où se trouve l’icône. L’explosion de 200 kilogrammes de poudre ne réussit à briser ni le verre qui recouvre l’image, ni le cristal de la lampe qui brûle suspendue devant elle. Le long des murs de l’arsenal sont empilés les canons enlevés à l’ennemi. Au Palais des Armes, autres trophées : le lit de camp où Napoléon se débattait contre l’insomnie et les funestes pressentimens, l’épée d’honneur que la ville de Paris offrit en 1814 au gouverneur Sacken, etc. Ainsi tous ces souvenirs, tous ces monumens, la Porte Triomphale, le temple du Christ libérateur, les murailles, les églises et les tours du Kremlin, tout porte la même date, le millésime de cette année 1812 qui vit se briser la plus grande fortune militaire des temps modernes.

En continuant à célébrer un anniversaire glorieux, celui de la délivrance, la Russie a-t-elle conservé les ressentimens patriotiques qui l’animèrent à cette époque? Suffit-il aux Russes d’avoir été à Paris après avoir vu les Français à Moscou, ou bien leur haine, comme la haine prussienne, est-elle de celles qui ne se laissent ni assouvir par la vengeance, ni apprivoiser parle temps? Il est bon de rappeler qu’en 1814 le tsar Alexandre fut le moins acharné de nos ennemis, tandis que la Prusse se montrait déjà un des plus âpres à la proie et au sang. Aujourd’hui dans le Kremlin restauré le nom même de Napoléon a cessé d’exciter les colères. Dans ce même palais impérial qui s’élève sur les ruines de l’ancien, brûlé par ses ordres, l’homme de 1812 est reçu presque comme un hôte; sa sta-