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coulies sur dix. Désormais sans famille et sans foyer, errant de province en province, le malheureux finit généralement par devenir bandit ou pirate.

Quand commença en Chine ce prétendu commerce d’émigration, les racoleurs de l’espèce du général Lamache ne faisaient aucune attention aux antécédens et à la moralité des hommes qu’ils embauchaient. Il arrivait alors fréquemment que ces derniers, après avoir dépensé les 4 premières piastres, refusaient de partir; mais, comme ils y étaient contraints par la loi portugaise, les coulies s’en vengeaient en vue des côtes chinoises, soit en allumant un incendie à bord, soit en assassinant le capitaine et l’équipage dans une mutinerie générale. Aujourd’hui les racoleurs savent presque toujours par les petits mandarins à quel genre d’individus ils ont affaire. Si c’est un homme mal famé qui se présente à l’enrôlement, on le repousse avec autant de persistance qu’on en mettrait à l’accueillir, s’il avait de bons antécédens. Qu’on ne croie donc pas que la population émigrante d’aujourd’hui soit ce qu’elle était il y a quelques années. Ce sont en général d’honnêtes artisans, des laboureurs, des ouvriers sans travail, qui acceptent en aveugles, après quelques jours d’ivresse, l’engagement que l’on connaît.

Il en résulte que le capitaine d’un navire marchand qui de nos jours transporte des émigrans chinois a bien moins à craindre qu’autrefois l’explosion d’une révolte à bord. Le pont du bâtiment n’en reste pas moins toujours garni de petits canons qui le balaieraient au besoin, et les matelots européens ont continuellement un revolver à la portée de leurs mains. En quittant Macao, le capitaine est obligé de déposer dans la caisse des autorités portugaises une somme de 1,000 piastres comme garantie du bon traitement et de la bonne nourriture qu’il doit fournir à ses passagers. Si au port du débarquement le consul portugais faisait un compte-rendu du voyage défavorable au capitaine, les 1,000 piastres seraient confisquées sans appel ; mais ce cas ne s’est jamais présenté. Le commandant du navire, qui reçoit pour le transport de chaque coulie une somme qui varie de 400 à 500 francs, a naturellement tout intérêt à contenter les armateurs, à ne pas exaspérer les émigrans par de mauvais traitemens ou en ne leur donnant qu’une nourriture insuffisante.

il s’est pourtant présenté des circonstances malheureuses qui ont obligé parfois un capitaine à jeter à la mer toute une cargaison d’Asiatiques. Ce sont évidemment des cas de force majeure, et les élémens seuls sont responsables de tant d’existences sacrifiées. L’exemple le plus affreux de ces terribles nécessités est la catastrophe qui eut lieu, il y a quelques années, aux Paracelses, ces récifs de la mer de Chine si tristement célèbres dans les annales