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lois sévères des empereurs contre le polythéisme étaient sans effet sur l’esprit des paysans, même à peu de distance. de Rome : l’ancien culte méritait déjà son nom de paganisme. Il régnait encore sur la basse classe des campagnes, comme il dominait toujours au sommet de l’échelle sociale, dans la portion la plus noble et la plus élevée de l’aristocratie ; mais au sein de l’aristocratie, les opinions païennes semblaient un des apanages de l’ancienneté de race, tandis qu’elles ne se maintenaient dans les populations rurales que par le défaut de lumières et l’éloignement des grands centres. Chemin faisant, Rutilius rencontre plusieurs de ses amis gaulois fugitifs devant les barbares. Quelques-uns supportaient une extrême pauvreté, après avoir été opulens, élevés en dignités, comblés d’honneurs dans leur patrie. Un d’entre eux s’était fait chrétien, et vivait comme un anachorète parmi les rochers sur le bord de la mer. Jeune, honoré, époux d’une femme noble et riche, il avait tout quitté pour aller embrasser au loin, comme dit Rutilius, « cette mort vivante. » Le voyageur se détourne de lui avec amertume. Chaque fois qu’il rencontre un chrétien ou un juif, sa bile s’échauffe, et il faut qu’il montre sa mauvaise humeur par quelque déclamation haineuse. A l’aspect de l’île de Capraria, peuplée de cénobites, il s’écrie avec colère : « Cette île est pleine d’hommes qui fuient la lumière, et se nomment moines, monachi, d’un nom grec, parce qu’il leur plaît de vivre seuls et sans témoins. Ils craignent les faveurs de la fortune, parce qu’ils redoutent ses revers, ils se font volontairement misérables pour ne pas être malheureux. Quelle rage insensée a frappé ces cerveaux dérangés, que la crainte du mal empêche de souffrir le bien ? Est-ce la destinée qui les condamne à des châtimens mérités ? est-ce l’effet d’une triste maladie et de la bile noire qui gonfle leurs entrailles ? »

A l’île d’Elbe, il est mis hors de lui par un Juif, fermier des marais de l’état, qui lui reproche d’effrayer ses poissons en froissant les herbes de la rive, et de diminuer son eau en en buvant. À ces taquineries grossières, Rutilius irrité répond par des malédictions contre la race juive, dans laquelle il a soin de comprendre les chrétiens, devenus les dominateurs du monde romain. « Plût aux dieux, s’écrie-t-il, que la Judée n’eût jamais été soumise par les armes de Pompée et le gouvernement de Titus ! Coupée à la racine, cette peste n’a fait qu’étendre plus loin les rameaux de sa contagion, et la nation vaincue opprime maintenant ses vainqueurs. »

Son fanatisme ne l’abandonne point dans l’appréciation contemporaine de Rome. Rutilius assurément eût dû, comme ennemi des barbares, saluer dans Stilicon le vainqueur des Goths et le dernier des Romains ; mais Stilicon était chrétien, et il avait brûlé les livres