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brancard, tandis que son compagnon, frappé à la tête, s’affaisse en tournoyant. Le cheval de trait de l’attelage voisin se cabre, soulevé de terre par l’explosion d’un obus ; son cavalier, englouti dans son manteau, s’abandonne sur sa selle et semble aux trois quarts engourdi de froid et de sommeil. Les canonniers, assis sur les caissons, se ploient en deux et se font petits pour échapper à la pluie des balles. Au centre, un officier à cheval se retourne en arrêtant brusquement sa monture, et regarde avec inquiétude quels sont ceux qui tombent et ceux qui restent debout. Plus loin, dans la futaie, d’autres pièces d’artillerie sont échelonnées ; la même scène se reproduit de place en place jusque dans les profondeurs de la forêt. Vue de près, cette peinture est peut-être encore d’une touche un peu sèche, cependant elle est ferme et colorée, modelée d’ailleurs avec une scrupuleuse précision. Types, costumes, attitudes, accessoires, jusqu’aux bancs de neige qui recouvrent la terre, jusqu’aux arbres de la forêt, tout est saisissant, étonnant de vérité ; mais ce qu’il y a de plus remarquable, c’est surtout l’harmonie, la justesse de l’ensemble. Cette science de l’effet, qui manque encore à M. Joseph Blanc, semble poussée au dernier degré chez M. Détaille. L’unité de ce tableau éclate dans sa couleur, dans sa composition, dans ses moindres détails. Il est difficile d’imaginer une plus complète adaptation du paysage inanimé à la scène vivante, de la scène elle-même au paysage et de chaque détail à l’aspect général sans pourtant que rien y soit sacrifié. M. Detaille n’a peut-être pas une imagination très riche ni très inventive ; mais ceux même qui lui reprochent d’être un peu terre à terre ne peuvent lui refuser une maturité étonnante, presque inquiétante pour l’avenir, et une merveilleuse intelligence des conditions de son art.

Les Dernières Cartouches, de M. de Neuville, méritent d’être mises en parallèle avec la Retraite de M. Détaille. Les qualités de M. de Neuville sont toutes différentes, et à certains égards bien plus brillantes que celles de M. Détaille. Il a de plus la chaleur, l’éclat, l’imagination, le mouvement, la passion ; il n’a pas autant de sûreté, d’observation scrupuleuse et de solidité de bon aloi. Néanmoins quelle toile émouvante ! quelle action forcenée dans un si petit espace ! Nous sommes dans une maison assiégée où quelques braves gens se sont réfugiés, résolus à lutter jusqu’à la fin. Les murs et les meubles de la chambre sont troués, écornés de tous côtés par les balles : un obus a crevé le plafond ; les portes sont brisées, les vitres cassées, des blessés traînent par terre au milieu des plâtras et des débris d’armes ; la fenêtre est barricadée avec des matelas ; un rayon de soleil pénètre par une meurtrière et argente la fumée, dont les flocons remplissent la chambre. Un