Page:Revue des Deux Mondes - 1873 - tome 105.djvu/656

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
III

Ce n’est point par caprice que les artistes de tous les temps ont réservé les grandes dimensions à ce qu’on appelle les sujets nobles ou les sujets de style ; ce n’est point sans raison qu’ils se renferment dans des proportions plus restreintes lorsqu’ils traitent des sujets familiers ou vulgaires. Les uns, empruntés à un monde plus ou moins idéal, prêtent au développement architectural des lignes, au déploiement harmonieux des formes, au choix des couleurs les mieux faites pour la parure des corps et pour le plaisir des yeux. Les autres, astreints à certaines conditions d’exactitude et de réalité rigoureuse, présentent de grandes difficultés pittoresques à ceux qui les abordent dans tous leurs détails. C’est de là que procède l’erreur du réalisme moderne lorsqu’il prétend que tous les sujets se valent aux yeux du peintre, et qu’ils peuvent également se traduire dans toutes les proportions. Il faut au contraire un talent bien rare pour prêter de l’intérêt à un sujet trivial, et pour donner à un tableau de genre les dimensions d’une œuvre de style.

Ce n’est donc pas un préjugé sans fondement qui a placé de temps immémorial la petite peinture de genre au-dessous de la grande peinture de style. Une foule d’artistes de second ordre, après de vains efforts pour se faire remarquer sur un plus vaste théâtre, rencontrent de faciles succès dans la peinture de genre. Il est cependant des artistes de premier ordre qui ne sortent jamais de ces humbles proportions. Tel est M. Meissonier ; tel est aussi M. Détaille, son élève. Des toiles comme le Déménagement et surtout comme celle qu’il nous offre cette année sont bien faites pour justifier l’engouement du public.

En retraite ! Le sujet lui-même est une trouvaille, mais une de ces trouvailles simples, qui sont les meilleures, parce qu’elles s’adressent à tout le monde et qu’elles éveillent un souvenir dans tous les esprits. La scène se passe en hiver dans une forêt ensevelie sous la. neige, au milieu d’une futaie de bouleaux et de chênes dépouillés qui frissonnent sous un ciel sombre, au contact d’un brouillard glacial. On n’aperçoit le soleil à travers la brume que sous la forme d’un disque jaunâtre et pâle. Une batterie de mitrailleuses s’est arrêtée là pour protéger la retraite de l’armée. Les servans, courbés sous leurs grands manteaux, se penchent autour de la pièce. Au premier plan, des cadavres renversés dans la neige étendent leurs membres raidis ? crispés, durcis par la gelée. Un peu en arrière, la fusillade et la mitraille, dont la grêle se devine au milieu de l’atmosphère immobile et brumeuse, désemparent l’attelage d’un caisson. Le timonier, tout velu, recule un peu dans le